A)
FONDER LE SAVOIR La philosophie doit fonder le
savoir au double sens du mot grec épistémê
qui signifie à la fois savoir et science.
Elle le fait en séparant le savoir de
tout ce qui est incertain, douteux,
particulier propre à lindividu,
subjectif.
Deux domaines ne sont
pas fiables mais propres à lindividu :
1) Lopinion, la croyance.
2) La sensation, la perception des sens.
En regardant de plus
près, on voit que ces deux domaines sarticulent parfaitement
: lopinion, cest dabord
ce qui est sensible. Elle ne dépasse pas
limmédiateté de ce qui est vu et
entendu. On peut dire que lopinion
se constitue par une visée sensible, qui
se répète indéfiniment, sans quil
y ait la moindre réflexion ni travail de
questionnement. Dailleurs, le terme
allemand est explicite : die
Meinung désigne à la fois opinion
et visée sensible.
Dans lhistoire de
la philosophie, cette séparation entre
savoir et opinion a été faîte pour la
première fois par Platon dans Le
mythe de la caverne (la république,
livre 7). Dans ce mythe, il sagit darracher
un prisonnier de ce quil croit
être la vérité (la perception sensible)
pour lamener petit à petit à
découvrir des vérités plus lumineuses
et intellectuelles. Ce mythe raconte ce
qui est la première tâche de la
philosophie : arracher le savoir du
voir sensible, amener le savoir à un
voir intelligible (en grec theoria, qui
signifie aussi contemplation
intellectuelle, voir avec les yeux de lintelligence),
ce qui suppose une séparation avec le
voir sensible. Platon inaugure par cette
séparation du sensible et de lintelligible
(ou du non sensible), une tradition
philosophique qui sera reprise par
Descartes, Kant, Hegel.
Dans un texte des
années 50 Principes de
raisons, Heidegger écrit la chose
suivante : " Une
pareille séparation entre le sensible et
le non sensible est un trait fondamental
de ce qui sappelle métaphysique et
qui confère à la pensée occidentale
ses traits essentiels ".
Le mot 'philosophie' nest
pas prononcé mais Heidegger utilise le
terme 'métaphysique' à la place car il
est plus explicite. Dans 'métaphysique',
on entend ce qui est au-delà du sensible.
Cest la discipline reine de la
philosophie. La vérité se situe au-delà
de ce qui apparaît aux sens. Cest
elle qui fonde tous les savoirs.
Heidegger ajoute que cest un trait
fondamental et est propre à loccident.
La pensée (philosophie mais aussi
science) est structurée par la
séparation entre sensible et
intelligible ; En grec, aithésis (qui
est à lorigine du mot esthétique)
et noésis.
Lart lui-même
est tributaire de cette séparation, car
luvre dart est la
tentative de présenter dune
manière sensible (à partir dun
matériau) une idée, une pensée, un
savoir.
La religion en est
également tributaire puisque par
définition elle est une croyance
sensible, un sentiment quil existe
un être intelligible (non sensible).
Pour que cette croyance puisse durer, il
faut que le croyant reçoive de temps en
temps des signes de lexistence de
Dieu (Théos). Si lêtre invisible
ne se manifeste plus du tout de manière
sensible, on peut commencer à douter de
son existence. Soit il est mort, soit il
ne sintéresse plus au destin des
humains. Dieu vit pour lui-même.
Hölderlin dans pain et vin :
" Un dieu qui nenvoie pas
de signe semble peu estimer que nous
vivons ".
Pour nous, le silence
ou la disparition de tout signe sensible
du divin signifie la mort de dieu (pour
nous seulement, par pour dieu lui-même).
La séparation entre
sensible et intelligible peut être
instaurée de différentes manières,
selon des stratégies différentes
:
- Éloignement du
sensible, lexclusion, la
séparation radicale. On napporte
plus aucune importance au
sensible car il est trompeur. Cest
la première stratégie qui
apparaît en premier dans lhistoire.
Adoptée par Platon (exclusion du
sensible), et Descartes (mise en
doute du sensible).
- Plus complexe :
partir du sensible et sen
éloigner progressivement en sappuyant
sur lui pour sélever vers
lintelligible. Il nest
plus considéré comme absolument
négatif mais comme point de
départ. Cest la stratégie
qui est employée par le disciple
de Platon : Aristote. Mais
également par Kant et Hegel.
Si la séparation entre
sensible et intelligible constitue la
métaphysique depuis Platon, cette
tradition métaphysique nest peut
être pas éternelle. Il est peut-être
possible de faire de la philosophie sans
sappuyer sur la distinction entre
sensible et intelligible, de faire de la
philosophie en reconnaissant que cette
distinction est insuffisante. Cest
une tâche très difficile, qui a
obsédé Heidegger. Dans la suite du
principe de raison, celui-ci
dit : " La distinction
entre sensible et non sensible, une fois
reconnue comme insuffisante, la
métaphysique perd le rang dune
pensée faisant autorité ". Dans
cette phrase, il y a un optimisme qui ne
va pas de soi. Il ne suffit pas de
reconnaître une insuffisance pour la
dépasser. On peut rester longtemps dans
linsuffisance sans jamais accéder
à autre chose. Laccès à une
autre pensée que la métaphysique, même
reconnue comme insuffisante, reste une
tâche non accomplie aujourdhui par
la philosophie et est peut-être
impossible à accomplir.
Questions-réponses :
Q
: Définition de la vérité?
Pour la science comme
pour la philosophie, la vérité est au-delà
du sensible. En science, la vérité se
démontre (mathématiques) ou sexpérimente
(physique). La vérité philosophique est
pour Platon la pure contemplation des
idées, un acte pur de lintelligence
qui na besoin de se fonder ni sur
une démonstration ni sur une expérience.
Elle se situe au-delà des autres
vérités. Elle fonde la vérité en
général et la vérité scientifique en
particulier. La philosophie prétend quil
existe une vérité supra scientifique.
Point fort :
La vérité philosophique se situe au-delà
de toutes les autres.
Point faible :
Un esprit scientifique ne fait pas
forcément lexpérience de la
contemplation. Donc, il peut douter de la
vérité. Cest la rançon de la
gloire. La philosophie a toujours été
suspectée (par sa prétention à être
la vérité même), par ceux qui ne
partagent pas cette prétention.
Q
: Pourquoi peut-on dire que la
philosophie est le propre de loccident?
Dabord le mot
philosophie vient dun mot grec,
donc occidental. Il désigne lamitié
du savoir. Cette dimension du savoir ne
se retrouve dans aucune autre tradition
de pensée. Le mot philosophie doit être
réservé à une tradition qui consiste
à questionner et à fonder le savoir. Il
ne peut pas être étendu au domaine de
la croyance.
Il est évident quon
peut penser dune manière non
philosophique, mais si les occidentaux
pensent dune manière philosophique,
cest parce quils pensent à
partir de la méthode que la philosophie
grecque nous a léguée. Cette
philosophie, qui sest développée
en Grèce, sest ensuite répandue
en Allemagne, en France, un peu en
Angleterre et en Italie.
Q
: Pourquoi Heidegger a-t-il jugé la
séparation sensible/intelligible comme
étant insuffisante?
Heidegger pense que la
question fondamentale de la philosophie
est ce quil appelle la question de
lêtre, quil essaye de
développer dans son ouvrage inaugural
être et temps, datant de
1927. Or pour Heidegger, la philosophie,
cest à dire toute la tradition
métaphysique, na jamais réussi à
poser cette question en tant que telle
car elle a identifié la question de lêtre
à la question de létant. Elle a
confondu lêtre (nevrit) et létant
(quelque chose qui est, lexistant,
das dasein). La métaphysique a confondu
lêtre avec létant le plus
élevé, quelque chose qui est de
manière suprême et qui sappelle
Dieu. La métaphysique a pensé lêtre
comme lêtre intelligible quest
Dieu. Pour Heidegger, cest
insuffisant : on ne peut pas penser
lêtre simplement à partir de Dieu.
Doù la tentative de Heidegger de
repenser la question de lêtre en
surmontant lopposition entre
sensible et intelligible. Lexistant,
le sujet humain, peut penser lêtre
seulement dans la mesure où cet existant
fait lexpérience de lêtre
dans le quotidien, sans le savoir. Tout
existant a une pré-compréhension de lêtre
qui nest pas intelligible, mais
sensible. Par exemple, lorsque vous
dîtes : " le ciel est
bleu ", vous avez déjà une
pré-compréhension de lêtre qui
est supposée, et cest à partir de
cette pré-compréhension que la question
de lêtre pourra être déployée.
La métaphysique ignore quil y a
une pré-compréhension de lêtre :
cest pourquoi elle fonde le savoir
sur lopposition sensible/intelligible.
Q
: Le principe de non-contradiction?
Aussi bien pour la
philosophie que pour la science, le
principe fondamental est le principe de
non-contradiction. Ce principe nest
pas seulement un principe scientifique, cest
dabord un principe philosophique.
On peut même dire que cest le
principe fondamental de la philosophie,
et notamment de la métaphysique.
Énoncé dans la métaphysique dAristote :
" on ne peut pas dire quune
chose est et quelle nest pas
en même temps ". Cela
concerne déjà la question de lêtre.
On ne peut pas dire en même temps lêtre
et le non être. On voit bien que la
philosophie va plus loin que les
mathématiques car elle présupposose ce
principe pour les êtres en général (naturels,
pratiques, produits...), et pas seulement
pour les êtres mathématiques.
|