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LES TÂCHES DE LA PHILOSOPHIE 2/5
Introduction à un cours de philosophie à l'Université Populaire de Strasbourg en 2001/02, par le Dr. Georges Leyenberger.
RAPPEL : Depuis environ 2500 ans, la philosophie essaye de remplir une quadruple tâche :
A. Fonder le savoir.
B. Constituer une mémoire.
C. Instituer un écart, une distance.
D. Ouvrir des chemins.
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B) CONSTITUER UNE MÉMOIRE

Chaque époque est plongée dans ce qu'on appelle l’actualité, temps très limité de ce qu’une époque met en actes ou en œuvre. Ce qui veut dire que chaque époque est prisonnière des limites temporelles de son activité et de son actualité. Limites plus ou moins étroites, mais toujours réelles.

D'après le professeur, ces limites ont tendance aujourd'hui à se resserrer considérablement, à tel point qu’on ne se souvient plus de l’origine des idées et des concepts que l’on utilise. Par exemple, la science contemporaine, grisée par ses succès, ne sait plus et ne veut plus savoir comment elle s’est constituée, elle ne connaît plus l’origine de ses idées. On répète des idées pratiques (par exemple les droits de l’homme, la citoyenneté, l’éthique) sans en connaître l’origine. Elles deviennent alors vides de sens, médiatiques et perdent leur statut philosophique. La civilisation de la communication est plus prisonnière de l’actualité que l’époque passée. Mais les autres époques l'ont été également : le 17ème siècle en a aussi été prisonnier, à savoir la croyance au progrès infini des sciences.

Ce qui est nouveau à notre époque, c’est qu’elle confond savoir et information. Aucune autre époque ne l'a fait. Si on pense que savoir consiste à être informé, on supprime évidemment toute réflexion sur l’origine de l’information et sur sa finalité. Si savoir se réduit à savoir que, cela signifie que l’information doit tout dominer. La séparation entre savoir et opinion qui était constitutive de la philosophie tend alors à disparaître. Il n’y a plus de place pour la réflexion philosophique.

L’identification du savoir qui est au cœur de la pensée informatique (s'il est vrai que l'informatique soit une pensée), et de l’information a une histoire, que la  philosophie doit nous permettre de penser. Au centre de cette histoire, se joue la question de la domination de la technique, c'est-à-dire du règne du calcul, des moyens, de l’utilité, de la performance, des résultats, domination qui va s'établir sur la civilisation occidentale depuis 3 siècles. Or la philosophie a aussi pour tâche de nous rappeler comment s’est effectué cette domination de la technique.

La philosophie doit constituer la mémoire de l’origine. Comment est-on arrivé à penser que savoir égale informer, comment est-ce que l'on a identifié savoir et utilité, comment s’est produite la domination de la technique sur la science et la philosophie.

Constituer une mémoire, cela revient à produire des liens entre l’actuel (présent) et l’inactuel (passé), ou encore à découvrir l’intérêt de ce qui est l'inactuel. Et découvrir l’intérêt de l'inactuel permet de sortir de l'enfermement de l'immédiateté, de sortir de la tyrannie de l’actuel, qui est le trait caractéristique de l'information et du journalisme. Ou encore la philosophie est le seul discours qui vise à prendre en charge l’héritage de l’humanité qui a de plus en plus tendance à oublier son passé et à affirmer son autosuffisance.
La science et la technique ne peuvent pas tenir ce rôle.

A part la philosophie, le politique, l’art, la religion pourraient tenir ce rôle. Mais :

  1. Le discours politique n’est plus créateur de liens. Il s’est soumis immédiatement aux règles de la technique et de l'information. D’où l'indigence des discours politiques que l'on entend et la crise du politique.
  2. La religion est créatrice de liens par définition, entre sujets pour fonder une communauté, de croyants. Mais même si ces liens sont solides, ils ne concernent jamais le savoir mais toujours la croyance. Cela limite la possibilité pour la religion de constituer véritablement une mémoire, à partir d’une vérité partielle, et non pas à partir d'un questionnement de la vérité.
  3. L’art, c’est l’expression artistique qui est sans doute le domaine où la prise en charge de l’inactuel peut avoir lieu. Il peut créer une articulation (de même origine que art) entre présent et passé. C’est pourquoi depuis 25 siècles l’art a été le grand rival de la philosophie. Des rivaux sont des êtres qui s’intéressent à la même chose, et qui veulent l’accomplir de la meilleure manière.

Art et philosophie ont tous deux pour tâche de constituer une mémoire et de prendre en charge l’héritage de l’humanité, et ceci se déroule de 2 manières différentes :

  1. La philosophie effectue cette tâche par le questionnement du savoir, c’est-à-dire d’une manière plus intellectuelle. Celle-ci résiste et sait se mettre en retrait par rapport à l’actualité. Cependant, elle est menacée et mourra peut-être un jour. Est-elle mortelle? Elle n’est pas attaquée frontalement mais d’une manière plus perverse.
  2. L’art utilise une manière plus sensible que la philosophie cherche précisément à éviter.

La question que l'on peut se poser est de savoir si l’art contemporain s’occupe encore suffisamment de l’héritage. On peut se poser la question car il est préoccupé par la recherche de la nouveauté et de la rupture. On parle de crise de l’art parce que la question de l’héritage est devenue problématique pour l'art, dans la mesure où il a de plus en plus tendance à s'enfermer dans la nouveauté, donc dans l'actualité.

Il a 2 manières de ne pas remplir la tâche de mémoire, de liaison :

  1. L’absence de mémoire, l’ignorance radicale du passé, le fait de coller strictement à l’actualité.
  2. Le fait d’être trop fidèle au passé. De constituer une mémoire qui se contente de coller au passé, de le retracer et de le livrer d’une manière quasi religieuse. Cette manière menace plus la philosophie que la première (la philosophie n’est tout de même pas la discipline de l’ignorance) car si on se soumet à cette impasse, on va traiter le passé comme un savoir qui ne travaille plus dans le présent et qui n’a plus aucun avenir. C’est ce qu’on appelle l’attitude historiciste. Cette attitude consiste à recueillir le passé de la pensée d’une manière systématique donc érudite et qui n’a pas la force de constituer un nouvel enjeu philosophique. Cette attitude historiciste se retrouve dans beaucoup d’ouvrages d’histoire de la philosophie. Dans l’édition philosophique, ces dernières années, les ouvrages d’histoire de la philosophie sont largement dominants. Signe inquiétant! Le contraire de ce qu’il s’est passé dans les années 60-75 avec Lyotard, Dérida, Deleuze, Lacan etc. L’université elle-même se replie sur l’enseignement de l’histoire de la philosophie. L’attitude historiciste consiste à se replier sur le passé pour se protéger du présent. C’est une impasse, sans doute plus intéressante que l’ignorance radicale du passé. Mais par son repli sur le passé, elle débouche sur la même absence de liaison avec le présent que le repris sur l’actualité qui caractérise l’ignorance.

Édité en septembre 2001, un cours de Heidegger prononcé en 1924, est centré sur les sophistes de Platon. La première partie est consacrée à la lecture d’Éthique à Nicomaque d’Aristote et aux 3 activités humaines :

  1. La theoria : la pensée, la contemplation.
  2. La praxis : l’action, la politique.
  3. La poiesis : la production.

Ce cours a été suivi notamment par Hans Jonas et Hanna Arrendt, qui a été profondément marquée par ce cours. Heidegger, en parant d’Aristote, dit la chose suivante :

" N’avoir aucun égard pour la tradition, voilà en quoi consiste le respect du passé. Ce respect n’est authentique que si l’on s’approprie ce dernier (le passé) par la destruction de la première (la tradition) ".
(destruction : traduction de abbauen : dissolution, déconstruction - ce n'est pas négatif, on ne peut détruire que ce que l'on connaît bien.)

Il s’agit de détruire une connaissance superficielle dans le but de connaître le passé plus profondément qu’il n’est livré par la tradition. Pour Heidegger, la tradition cache la vérité. Elle n’a pas pour enjeu de questionner, de lancer de nouvelles idées, mais de transmettre un message qui n’est plus problématique. La tradition a les yeux rivés sur le passé : attitude de nostalgie. Elle ne s’intéresse ni au présent ni à l’avenir. Rien ne peut faire événement. Tradition égale répétition des pensées – qu’on n’interroge pas –, des croyances, des valeurs morales et esthétiques. La tradition constitue une coutume (ethos), une manière de vivre. Cette attitude n’est pas négligeable, elle peut aider à supporter le présent. Mais quand un sujet de l’action ou de la pensée est entrée dans la tradition, son histoire est morte.

Citation de Bachelard au sujet de l’enseignement : " Ce qui domine dans la tradition, c’est la pulsion de conservation. Elle étouffe la pulsion d’invention ". Le danger est de se condamner à la conservation du passé. Un des rôles de l’enseignant est de transmettre un héritage d’une génération à l’autre. Aujourd’hui, il est encore le seul à jouer ce rôle. Le même danger de mort pour l’histoire se cache derrière l’enfermement dans la tradition, que dans son absence radicale. C’est pourquoi il est nécessaire de passer entre les deux extrêmes :

  • La soumission à la tradition.
  • L’ignorance de la tradition.

Il est indispensable de s’appuyer sur la tradition pour penser ce qu’elle n’a pas pensé : l’invention d’une nouvelle pensée.

Questions-réponses :

Q : La destruction de la tradition est-elle porteuse d’avenir?

L’Éthique à Nicomaque : une interprétation traditionnelle de ce texte a dominé pendant plusieurs siècles. C’est cette tradition que Heidegger détruit pour produire une nouvelle interprétation. D’une façon générale, il s’agit de dévoiler dans une pensée ce qui n’a pas encore été pensé. Il faut commencer par détruire les interprétations qui se sont accumulées au fil des siècles. Ce geste de destruction ne peut pas déboucher sur une ignorance du présent, sur un repli sur le monde contemporain.

Q : Depuis Hegel la philosophie ne crée plus de grand système !?

Oui, c’est exact, mais elle déconstruit les systèmes du passé. C’est une autre façon de faire de la philosophie. Philosophie du soupçon. C’est le procédé de Nietzsche, Heidegger, Marx, Dérida. Cette philosophie a encore un rapport au passé : ce n’est pas un rapport de tradition, mais de déconstruction. Le partage entre philosophie classique et moderne doit aussi être déconstruit. Depuis la naissance de la philosophie, tous les philosophes ont déconstruit la philosophie de leur prédécesseur :

  • Aristote a déconstruit le système de Platon.
  • Descartes a déconstruit le système de Aristote.
  • Kant a déconstruit le système de Descartes.

Mais chacun de ces philosophes a inventé un nouveau système philosophique. La nouveauté depuis Hegel, c’est que ses successeurs se contentent de détruire sans produire de nouvelle pensée philosophique.

Hölderlin a énoncé l’idée paradoxale que dans le domaine de l’art, il ne fallait surtout pas sacraliser l’œuvre du passé, mais qu’il fallait la trahir pour lui donner un avenir. Hölderlin s’appuie sur les tragédies grecques (Antigone, Œdipe) pour leur donner un tour moderne. Citation : " L’infidélité est la plus grande preuve de fidélité dans le domaine de l’art ".

A part Hölderlin, le premier à avoir critiqué la sacralisation du passé est Nietzsche (1844-1900) dans un texte de 1873 :  ‘La naissance de la tragédie’ dont un extrait s’intitule ‘de l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie’. Nietzsche insiste sur l’importance de l’inactuel, ce qui donne sens au présent. Il existe deux formes de l’inactuel :

  • L’inactuel du passé.
  • L’inactuel de l’avenir.

Le problème est de rapprocher ces 2 formes.

L’historien peut rester figé dans l’inactualité du passé. Il reste alors bloqué sur un présent sans vie. L’utilité de l’histoire est de faire déboucher l’inactualité du passé sur l’inactualité de l’avenir. La méthode de Nietzsche et de Heidegger est un travail de destruction de la tradition (dissoudre le passé). Nietzsche : " il faut que l’histoire ait la force de briser et de dissoudre un fragment du passé, afin de pouvoir vivre ". Sinon, c’est la mort, c’est-à-dire la répétition du passé.

Nietzsche distingue 3 sortes d’histoires :

  1. Histoire monumentale : imagée. But : conserver le souvenir des hommes illustres. Cette histoire vise l’imitation des héros. Elle n’est donc pas tout à fait fermée au présent, mais elle n’invente rien.
  2. Histoire traditionaliste : elle domine le 19ème siècle. Elle conserve le passé dans ses moindres détails. Restitution du passé fondé sur l’érudition qui est le signe d’un savoir mort. Présent et avenir sont totalement fermés. On ne voit plus ce qui est neuf dans le présent et ce qui est porteur d’avenir.
    Nietzsche : " On en vient à admettre comme digne de respect tout ce qui est ancien et suranné, alors que tout ce qui ne respecte pas ces vieilleries, et tout ce qui est neuf et en croissance, est répudié et attaqué ".
  3. Histoire critique : elle détruit la vénération du passé. Nietzsche : " On fait cruellement abstraction de tout respect ". C’est une histoire qui est au service de la vie à venir. On passe entre l’ignorance et la vénération.
    Critiquer, c’est discriminer le passé (le passer au crible) pour distinguer dans le passé ce qui est porteur d’avenir. C’est l’histoire la plus difficile car elle exige une perspicacité critique peu commune. Elle obéit au principe énoncé par Nietzsche : " Que la connaissance du passé ne soit jamais désirée qu’au service de l’avenir "
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C.
Instituer un écart, une distance. .
D. Ouvrir des chemins.
Conclusion.