B)
CONSTITUER UNE MÉMOIRE |
Chaque époque est
plongée dans ce qu'on appelle lactualité,
temps très limité de ce quune
époque met en actes ou en uvre. Ce
qui veut dire que chaque époque est
prisonnière des limites temporelles de
son activité et de son actualité.
Limites plus ou moins étroites, mais
toujours réelles.
D'après le professeur,
ces limites ont tendance aujourd'hui à
se resserrer considérablement, à tel
point quon ne se souvient plus de lorigine
des idées et des concepts que lon
utilise. Par exemple, la science
contemporaine, grisée par ses succès,
ne sait plus et ne veut plus savoir
comment elle sest constituée, elle
ne connaît plus lorigine de ses
idées. On répète des idées pratiques
(par exemple les droits de lhomme,
la citoyenneté, léthique) sans en
connaître lorigine. Elles
deviennent alors vides de sens,
médiatiques et perdent leur statut
philosophique. La civilisation de la
communication est plus prisonnière de lactualité
que lépoque passée. Mais les
autres époques l'ont été également :
le 17ème siècle en a aussi
été prisonnier, à savoir la croyance
au progrès infini des sciences.
Ce qui est nouveau à
notre époque, cest quelle
confond savoir et information. Aucune
autre époque ne l'a fait. Si on pense
que savoir consiste à être informé, on
supprime évidemment toute réflexion sur
lorigine de linformation et
sur sa finalité. Si savoir se réduit à
savoir que, cela signifie que linformation
doit tout dominer. La séparation entre
savoir et opinion qui était constitutive
de la philosophie tend alors à
disparaître. Il ny a plus de place
pour la réflexion philosophique.
Lidentification
du savoir qui est au cur de la
pensée informatique (s'il est vrai que l'informatique
soit une pensée), et de linformation
a une histoire, que la philosophie
doit nous permettre de penser. Au centre
de cette histoire, se joue la question de
la domination de la technique, c'est-à-dire
du règne du calcul, des moyens, de lutilité,
de la performance, des résultats,
domination qui va s'établir sur la
civilisation occidentale depuis 3
siècles. Or la philosophie a aussi pour
tâche de nous rappeler comment sest
effectué cette domination de la
technique.
La philosophie doit
constituer la mémoire de lorigine.
Comment est-on arrivé à penser que
savoir égale informer, comment est-ce
que l'on a identifié savoir et utilité,
comment sest produite la domination
de la technique sur la science et la
philosophie.
Constituer une mémoire,
cela revient à produire des liens entre
lactuel (présent) et linactuel
(passé), ou encore à découvrir lintérêt
de ce qui est l'inactuel. Et découvrir lintérêt
de l'inactuel permet de sortir de l'enfermement
de l'immédiateté, de sortir de la
tyrannie de lactuel, qui est le
trait caractéristique de l'information
et du journalisme. Ou encore la
philosophie est le seul discours qui vise
à prendre en charge lhéritage de
lhumanité qui a de plus en plus
tendance à oublier son passé et à
affirmer son autosuffisance.
La science et la technique ne peuvent pas
tenir ce rôle.
A part la philosophie,
le politique, lart, la religion
pourraient tenir ce rôle. Mais :
- Le discours
politique nest plus
créateur de liens. Il sest
soumis immédiatement aux règles
de la technique et de l'information.
Doù l'indigence des
discours politiques que l'on
entend et la crise du politique.
- La religion est
créatrice de liens par
définition, entre sujets pour
fonder une communauté, de
croyants. Mais même si ces liens
sont solides, ils ne concernent
jamais le savoir mais toujours la
croyance. Cela limite la
possibilité pour la religion de
constituer véritablement une
mémoire, à partir dune
vérité partielle, et non pas à
partir d'un questionnement de la
vérité.
- Lart, cest
lexpression artistique qui
est sans doute le domaine où la
prise en charge de linactuel
peut avoir lieu. Il peut créer
une articulation (de même
origine que art) entre présent
et passé. Cest pourquoi
depuis 25 siècles lart a
été le grand rival de la
philosophie. Des rivaux sont des
êtres qui sintéressent à
la même chose, et qui veulent laccomplir
de la meilleure manière.
Art et philosophie ont
tous deux pour tâche de constituer une
mémoire et de prendre en charge lhéritage
de lhumanité, et ceci se déroule
de 2 manières différentes :
- La philosophie
effectue cette tâche par le
questionnement du savoir, cest-à-dire
dune manière plus
intellectuelle. Celle-ci résiste
et sait se mettre en retrait par
rapport à lactualité.
Cependant, elle est menacée et
mourra peut-être un jour. Est-elle
mortelle? Elle nest pas
attaquée frontalement mais dune
manière plus perverse.
- Lart utilise
une manière plus sensible que la
philosophie cherche précisément
à éviter.
La question que l'on
peut se poser est de savoir si lart
contemporain soccupe encore
suffisamment de lhéritage. On peut
se poser la question car il est
préoccupé par la recherche de la
nouveauté et de la rupture. On parle de
crise de lart parce que la question
de lhéritage est devenue
problématique pour l'art, dans la mesure
où il a de plus en plus tendance à s'enfermer
dans la nouveauté, donc dans l'actualité.
Il a 2 manières de ne
pas remplir la tâche de mémoire, de
liaison :
- Labsence de
mémoire, lignorance
radicale du passé, le fait de
coller strictement à lactualité.
- Le fait dêtre
trop fidèle au passé. De
constituer une mémoire qui se
contente de coller au passé, de
le retracer et de le livrer dune
manière quasi religieuse. Cette
manière menace plus la
philosophie que la première (la
philosophie nest tout de
même pas la discipline de lignorance)
car si on se soumet à cette
impasse, on va traiter le passé
comme un savoir qui ne travaille
plus dans le présent et qui na
plus aucun avenir. Cest ce
quon appelle lattitude
historiciste. Cette attitude
consiste à recueillir le passé
de la pensée dune manière
systématique donc érudite et
qui na pas la force de
constituer un nouvel enjeu
philosophique. Cette attitude
historiciste se retrouve dans
beaucoup douvrages dhistoire
de la philosophie. Dans lédition
philosophique, ces dernières
années, les ouvrages dhistoire
de la philosophie sont largement
dominants. Signe inquiétant! Le
contraire de ce quil sest
passé dans les années 60-75
avec Lyotard, Dérida, Deleuze,
Lacan etc. Luniversité
elle-même se replie sur lenseignement
de lhistoire de la
philosophie. Lattitude
historiciste consiste à se
replier sur le passé pour se
protéger du présent. Cest
une impasse, sans doute plus
intéressante que lignorance
radicale du passé. Mais par son
repli sur le passé, elle
débouche sur la même absence de
liaison avec le présent que le
repris sur lactualité qui
caractérise lignorance.
Édité en septembre
2001, un cours de Heidegger prononcé en
1924, est centré sur les sophistes de
Platon. La première partie est
consacrée à la lecture dÉthique
à Nicomaque dAristote et aux 3
activités humaines :
- La theoria :
la pensée, la contemplation.
- La praxis : laction,
la politique.
- La poiesis :
la production.
Ce cours a été suivi
notamment par Hans Jonas et Hanna Arrendt,
qui a été profondément marquée par ce
cours. Heidegger, en parant dAristote,
dit la chose suivante :
" Navoir
aucun égard pour la tradition, voilà en
quoi consiste le respect du passé. Ce
respect nest authentique que si lon
sapproprie ce dernier (le passé)
par la destruction de la première (la
tradition) ".
(destruction
: traduction de abbauen : dissolution,
déconstruction - ce n'est pas négatif,
on ne peut détruire que ce que l'on
connaît bien.)
Il sagit de
détruire une connaissance superficielle
dans le but de connaître le passé plus
profondément quil nest
livré par la tradition. Pour Heidegger,
la tradition cache la vérité. Elle na
pas pour enjeu de questionner, de lancer
de nouvelles idées, mais de transmettre
un message qui nest plus
problématique. La tradition a les yeux
rivés sur le passé : attitude de
nostalgie. Elle ne sintéresse ni
au présent ni à lavenir. Rien ne
peut faire événement. Tradition égale
répétition des pensées quon
ninterroge pas , des
croyances, des valeurs morales et
esthétiques. La tradition constitue une
coutume (ethos), une manière de vivre.
Cette attitude nest pas
négligeable, elle peut aider à
supporter le présent. Mais quand un
sujet de laction ou de la pensée
est entrée dans la tradition, son
histoire est morte.
Citation de Bachelard
au sujet de lenseignement : " Ce
qui domine dans la tradition, cest
la pulsion de conservation. Elle étouffe
la pulsion dinvention ".
Le danger est de se condamner à la
conservation du passé. Un des rôles de
lenseignant est de transmettre un
héritage dune génération à lautre.
Aujourdhui, il est encore le seul
à jouer ce rôle. Le même danger de
mort pour lhistoire se cache
derrière lenfermement dans la
tradition, que dans son absence radicale.
Cest pourquoi il est nécessaire de
passer entre les deux extrêmes :
- La soumission à
la tradition.
- Lignorance
de la tradition.
Il est indispensable de
sappuyer sur la tradition pour
penser ce quelle na pas
pensé : linvention dune
nouvelle pensée.
Questions-réponses :
Q : La
destruction de la tradition est-elle
porteuse davenir?
LÉthique à
Nicomaque : une interprétation
traditionnelle de ce texte a dominé
pendant plusieurs siècles. Cest
cette tradition que Heidegger détruit
pour produire une nouvelle
interprétation. Dune façon
générale, il sagit de dévoiler
dans une pensée ce qui na pas
encore été pensé. Il faut commencer
par détruire les interprétations qui se
sont accumulées au fil des siècles. Ce
geste de destruction ne peut pas
déboucher sur une ignorance du présent,
sur un repli sur le monde contemporain.
Q
: Depuis Hegel la philosophie ne crée
plus de grand système !?
Oui, cest exact,
mais elle déconstruit les systèmes du
passé. Cest une autre façon de
faire de la philosophie. Philosophie du
soupçon. Cest le procédé de
Nietzsche, Heidegger, Marx, Dérida.
Cette philosophie a encore un rapport au
passé : ce nest pas un
rapport de tradition, mais de
déconstruction. Le partage entre
philosophie classique et moderne doit
aussi être déconstruit. Depuis la
naissance de la philosophie, tous les
philosophes ont déconstruit la
philosophie de leur prédécesseur :
- Aristote a
déconstruit le système de
Platon.
- Descartes a
déconstruit le système de
Aristote.
- Kant a
déconstruit le système de
Descartes.
Mais chacun de ces
philosophes a inventé un nouveau
système philosophique. La nouveauté
depuis Hegel, cest que ses
successeurs se contentent de détruire
sans produire de nouvelle pensée
philosophique.
Hölderlin a énoncé lidée
paradoxale que dans le domaine de lart,
il ne fallait surtout pas sacraliser luvre
du passé, mais quil fallait la
trahir pour lui donner un avenir.
Hölderlin sappuie sur les
tragédies grecques (Antigone, dipe)
pour leur donner un tour moderne.
Citation : " Linfidélité
est la plus grande preuve de fidélité
dans le domaine de lart ".
A part Hölderlin, le
premier à avoir critiqué la
sacralisation du passé est Nietzsche (1844-1900)
dans un texte de 1873 : La
naissance de la tragédie dont un
extrait sintitule de lutilité
et des inconvénients de lhistoire
pour la vie. Nietzsche insiste sur
limportance de linactuel, ce
qui donne sens au présent. Il existe
deux formes de linactuel :
- Linactuel du
passé.
- Linactuel de
lavenir.
Le problème est de
rapprocher ces 2 formes.
Lhistorien peut
rester figé dans linactualité du
passé. Il reste alors bloqué sur un
présent sans vie. Lutilité de lhistoire
est de faire déboucher linactualité
du passé sur linactualité de lavenir.
La méthode de Nietzsche et de Heidegger
est un travail de destruction de la
tradition (dissoudre le passé).
Nietzsche : " il faut
que lhistoire ait la force de
briser et de dissoudre un fragment du
passé, afin de pouvoir vivre ".
Sinon, cest la mort, cest-à-dire
la répétition du passé.
Nietzsche distingue
3 sortes dhistoires :
- Histoire
monumentale : imagée.
But : conserver le souvenir
des hommes illustres. Cette
histoire vise limitation
des héros. Elle nest donc
pas tout à fait fermée au
présent, mais elle ninvente
rien.
- Histoire
traditionaliste : elle
domine le 19ème
siècle. Elle conserve le
passé dans ses moindres détails.
Restitution du passé fondé sur
lérudition qui est le
signe dun savoir mort.
Présent et avenir sont
totalement fermés. On ne voit
plus ce qui est neuf dans le
présent et ce qui est porteur davenir.
Nietzsche : " On
en vient à admettre comme digne
de respect tout ce qui est ancien
et suranné, alors que tout ce
qui ne respecte pas ces
vieilleries, et tout ce qui est
neuf et en croissance, est
répudié et attaqué ".
- Histoire
critique : elle détruit la
vénération du passé.
Nietzsche : " On
fait cruellement abstraction de
tout respect ". Cest
une histoire qui est au service
de la vie à venir. On passe
entre lignorance et la
vénération.
Critiquer, cest discriminer
le passé (le passer au crible)
pour distinguer dans le passé ce
qui est porteur davenir. Cest
lhistoire la plus difficile
car elle exige une perspicacité
critique peu commune. Elle obéit
au principe énoncé par
Nietzsche : " Que
la connaissance du passé ne soit
jamais désirée quau
service de lavenir ".
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