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À quoi peuvent-ils bien penser ?
À quoi peuvent-ils bien penser ?
     
Carnet de voyage solitaire en Thaïlande (été 1985) - page 2/2
Lundi 29 juillet 1985 : Chiang Mai
Il est temps que je fasse mon courrier ; j'y consacre une partie de la journée : 16 cartes postales d'un coup ! À 18 heures, je me rends à l’auberge de jeunesse pour la réunion de préparation du Trek : 4 anglais, 3 français (moi compris), 2 canadiens et 1 japonais. Le guide s’appelle PINAN et est tout souriant.
Mardi 30 juillet 1985 : villages Karen et pipes d’opium.
Départ 8h30. Je me suis déchargé un peu mais mon sac fait encore 8,5 kg + 2 litres de flotte dans ma gourde. Trois heures de route vers l’ouest avant d’arriver à la base de départ, un village Méo-chinois. Une soupe à 5 baths pour remplir le ventre et c’est parti.
Quatre heures de marche aujourd’hui, ça suffira. On traverse les villages rencontrés beaucoup trop vite à mon goût. Si les femmes sont en habits traditionnels, les hommes, eux, sont en short et Tee-shirt.
Durant ces deux premiers jours, ce seront principalement des villages ‘Karen', tribu agricole ‘tibéto-birmane’ d'environ 70000 personnes. Les autres ethnies de la région sont les Méo, les Akha, les Lisu, les Lahu et les Yao. La plupart de ces peuples croient aux esprits. Certains sont parfois en rébellion, revendiquant leur autonomie, de même que leurs voisins situés en territoire birman.

(Toutes les miniatures de 100p. peuvent être agrandies en cliquant dessus.)

Des restes de l'armée de Tchang Kai-Chek ?
Qui sont ces porteurs de fusils?
Le RdC est réservé à la basse-cour
Un village karen.
Une partie de l'étage est à l’air libre, semi-couverte
dont une famille.

Autre famille karen.
Il existe d’ailleurs une espèce de no man’s land de 60 km de part et d’autre de la frontière. Aucune armée nationale (thaïe ou birmane) n’a théoriquement le droit d’intervenir dans cette région. Mais la police si ! Sans parler du Kuomintang, formé des restes de l’armée de Tchang Kaï-Chek, utilisé par la CIA dans les années 50, et maintenant par le gouvernement Thaï.
Ils contrôlent la plus grande partie du trafic d’opium, ce qui laisse rêveur quant à la politique de lutte contre la drogue que mène la Thaïlande : d’un coté on file 10 ans de prison à une fourmi (petit consommateur-revendeur) pour quelques centaines de grammes d’héroïne, de l’autre on soutient une armée qui se permet de passer des convois de 20 tonnes d’opium à dos de mulet, pour alimenter cette même fourmi. Il y a quand même quelque chose qui ne tourne pas rond dans ce foutu monde!
Voici d’ailleurs le tableau des peines encourues que j’ai vu affiché dans un bistrot en ville :
  Héroïne  Morphine Marie-jeanne Opium
Transformation -
Trafic pour la vente

Transformation et trafic

Possession
destinée à la vente

Possession

Usage

Exécution


À vie


> 5 ans


1 à 10ans

20 ans


1 à 10ans


1 à 10ans


<5 ans

1/2 à 10ans

2 à 15 ans


2 à 15 ans


<5 ans


<1an

<1an

.

.

.

1 à 20ans


1/2 à 10ans

1 à 10ans

(Il est à noter que la transformation d’opium ne figurait pas dans le tableau).
Cela veut dire aussi qu’entre le danger communiste et le risque d’aliénation de la jeunesse du monde occidental, le choix a été clairement fait. Les Américains, qui ont pourtant été indirectement à l’origine du problème, versent maintenant d’énormes sommes pour aider la Thaïlande dans une politique de reboisement et de cultures de substitution. Mais d’un autre coté, les finances de la Thaïlande profitent indirectement du trafic. Le pays a donc intérêt à faire du push-pull (un coup dans un sens, un coup dans l’autre). Un autre fait bizarre est qu’il est beaucoup plus facile de se procurer de la drogue à l’intérieur des prisons, où les détenus sont justement là pour en avoir usé, qu’à l’extérieur. Ce n’est pas seulement dans ‘Midnight Express ", qui se passe d’ailleurs en Turquie.
Je me demande si c'est préférable à l'usine
Petit atelier.
Mais passionnante
La route est longue !
Mais revenons à nos Karens : leurs maisons sont sur pilotis, en bois, le dessous étant réservé à la basse-cour, poulets aux folles couleurs et petits porc gris. Comme ça c’est simple, il suffit de faire passer les restes de bouffe à travers les mailles du parquet. Le toit est fait de paille même pas tressée mais ça marche. Une partie de l'étage est à l’air libre semi-couverte, l’autre fermée par une porte.
Un ou deux emplacements sont aménagés à l’intérieur pour faire du feu. Je vous explique pas la fumée. Nous arrivons le soir dans une de ces chaumières, tenue par un grand-père et deux filles ma foi fort jolies. Où est donc passé le reste de la famille ? Dans le maquis ?
Qu’il est doux de ne rien faire : Le guide et le porteur s’occupent de la cuisine. Thé d’abord (en sachet, décevant), puis soupe aux choux mélangés à des morceaux de porc et quelques pâtes, tout ça accompagné de riz. Heureusement que c’est fameux car ce sera notre pain quotidien midi et soir pendant trois jours. Les propriétaires restent un peu à l’écart et il sera difficile d’échanger ne serait-ce que quelques signes.
Derrière le mec au chapeau ridicule
Maison karen.

Costume traditionnel karen.
Après le repas, notre porteur, qui semble être un bon businessman, prépare quelques pipes d’opium. Il nous les propose à 5 baths. On nous explique qu’on les prend par séries de 5 et qu’il en faut au moins 10 pour un bon trip. Mais c’est la façon de faire qui vaut le coup d’œil : la pipe est en bois, avec un long manche et un petit trou. On s’allonge sur le coté, la tête sur un petit coussin. Le préparateur est en face de vous, allongé de l’autre coté d’une petite lampe à huile. Il confectionne une petite boulette d’1/4 de gramme tout au plus, qu’il fait chauffer légèrement avant de la mettre dans la pipe et de vous tendre celle-ci. Il faut alors aspirer par petit coup mais assez fort tout en tenant la boule d’opium au contact de la flamme. Autrement dit, c’est pas évident. Six ou sept personnes essayeront ce soir là, ce qui nous mènera jusqu’à 3h du matin.
J’en prends pour ma part une série de 5, et encore je loupe pas mal la première. Après ? bof, quelques kaléidoscopes 2 dimensions, très colorés et incroyablement détaillés, assez immobiles, et encore, il faut les appeler. Ça ne vaut pas l’herbe du Kérala ! Ce soir là, d’après la loi thaïe, j’ai théoriquement risqué de 1 à 10 ans de prison, mais la plupart des habitants de la région en ont risqué autant, ils vivent avec. Notre porteur est d’ailleurs lui-même accro, ne pouvant plus se permettre de descendre à Chiang Maï pour une seule nuit.

Dessin de la pipe d'opium sur mon carnet.

A ce point, je dois préciser qu'il ne faut pas voir de prosélytisme ou d'apologie de la consommation d'opium dans mes propos. Mais ce produit stupéfiant fait partie de la vie thaïlandaise et il me semble qu'il ne serait pas convenable de se le cacher.


Ici, il doit s'agir d'une famille Méo.
Mercredi 31 juillet 1985 : A dos d’éléphant.
Le trek ne se présente pas du tout comme en centrafrique. Pas de racines, ni de fourmis... mais dieu que ça monte. Premiers contacts aujourd’hui avec un représentant de la faune locale : la sangsue. Je me les représentais beaucoup plus grosses que ça. En fait, c’est comme un petit vers qu’on aurait coupé en deux, prenant appui successivement sur ses deux extrémités. Et ça grimpe vite. Je n’aurai pas eu l’honneur de connaître les affres de la ‘perfusion’ , quoique de justesse, deux de ces bestioles s’étant insidieusement infiltrées entre la chaussure et la chaussette. Il paraît que ça fait mal! Alors pour éviter cela, on s’inspecte soigneusement toutes les heures pieds, jambes et chaussettes. L’histoire de la cigarette, ça marche mais il y a mieux : notre guide avait emporté un produit miracle qui semble les tétaniser.

Ce matin, 4 d’entre nous étaient partis à dos d’éléphant. Empruntant des chemins différents, on se rejoindra à midi et le soir. Ces éléphants sont assez petits, comparés aux africains, et semblent assez dociles, menés par des cornacs de 6 ou 7 ans. Parfois, nous les apercevons de loin, sur une autre colline.
A la halte du soir, la conduite de nos anglais et canadiens est des plus pitoyables, se conduisant en terrain conquis envers la population et envers le reste du groupe. Il s’agit ici d’un village Lawa, moins pittoresque, pas de pilotis ni de costumes traditionnels, à moins qu'ils ne les cachent dans des malles pour les jours de fêtes.

Ah c' qu'on est bien dans son bain !
Au bain, camarade.
Faut pas être sujet au vertige
Petit cornac pour gros éléphant.
Jeudi 1er août 1985 :
Ce matin, c’est à mon tour de grimper sur le mastodonte. Sur un cheval, je trouve déjà cela assez haut, alors là!

En compagnie du japonais, nous sommes installés dans une espèce de grand panier en bois, avec les jambes qui pendouillent à l’extérieur. Cela ne fait pas tellement de bien derrière les genoux. En fait, nous allons moins rapidement qu’à pied, les 2 éléphants s’arrêtant tous les 200 mètres pour arracher à moitié un arbuste, qui ne leur avait pourtant rien fait. Et ils se déplacent assez lentement.
Cela vaut d’ailleurs mieux, car à certains endroits on se demande comment ils font : au bord du ravin, sur un chemin de la largeur d’un homme et plein de boue; mais ça passe.
Leur propriétaire nous devance ou traîne derrière à discuter avec des gens de rencontre. Il a une gueule pas possible mais est très sympa et serviable. Les paysages sont vraiment chouettes, tantôt de la forêt, tantôt des collines d’herbe rase et pierreuses, tantôt des rizières.
Dans la forêt, le cornac est obligé de nous frayer un chemin à coup de machettes, ça repousse tellement vite!

C’est vraiment le pied de se laisser transporter comme cela à trois mètres du sol. Superbe impression de dominer le monde, que rien ne peut vous atteindre. Il pleut bien sûr de temps en temps, mais c’est surtout gênant du fait que le terrain devient de plus en plus glissant. Les éléphants montrent pourtant une formidable stabilité sur leur larges pattes.
Une fois à terre, c’est parfois tellement la gadoue qu’on se demande si la chaussure va suivre le pied. Nécessité de traverser quelques cours d’eau et de montrer nos talents d’équilibristes sur des pierres ou des branches.

Nous arrivons en fin de journée dans un chouette village karen. Le soir, tout le monde vient nous voir et l’ambiance est vraiment agréable. Ils se donnent un mal de chien pour essayer de deviner les règles de notre jeu de carte et leurs mimiques atteignent le sommet du burlesque.

Plus tard, je reprends dix pipes et l’effet est cette fois assez différent : univers plutonien, le domaine des pulsions reptiliennes remonte à la surface : un délire à 3 dimensions, très net, un univers cauchemardesque et dans lequel je me sens pourtant tout à fait bien et en sécurité; vers, serpents, tyrannosaurus rex et autres grands reptiles s’agitent frénétiquement. Le pire est que j’apprendrais le lendemain matin qu’un autre avait subi pratiquement le même trip.
Un des canadiens avait fumé plus de 20 pipes mais est tellement antipathique que je n’en discuterai pas avec lui. En fait, il est assez courant d’aller jusqu’à 40 ou plus, pour les toxicomanes bien entendu. Ce qui, vu le temps que prend la préparation et la consommation d'une pipe, doit complètement désorganiser la vie sociale. Mais il est vrai que les karen n'ont pas la télé !


Le japonais s'essaye à conduire notre monture.
L'éléphant doit s'appeller passe-partout !
Assez inconfortable,
mais c'est le pied quand même !

Nous découvrons la vue
par-dessus l'épaule du cornac.
Vendredi 2 août 1985 : dernière journée du trek.
Notre guide semble très étonné de nous voir si en forme après cette débauche. Il nous avait montré le premier jour quelques fleurs de pavot au milieu d’un champ de choux. Deux récoltes de choux pour une récolte d’opium. En incisant le fruit qui se présente comme une boule verte, on voit s’en écouler un liquide visqueux et blanchâtre. Il doit sans doute subir une petite transformation simple avant de se retrouver en boulettes. La récolte se fait en hiver et donne lieu à de sévères escarmouches entre bandes rivales.

Champ de choux où on
distingue quelques pavots.
Photo perchée !
Vue imprenable sur notre cornac.
Départ d’assez bonne heure ce matin. C’est la dernière journée du trek et nous devons rejoindre ce midi le village de départ. Ce sera aussi la plus éprouvante. Le guide va laisser la colonne s’étaler sur au moins 3 km, et deux d’entre nous ne prendrons pas le bon chemin (le Japonais et l’autre Français). Le porteur sera obligé de revenir en courant pour les ramener et il n’était pas content du tout. Tant pis pour lui, il n’avait qu’à rester à l’arrière au lieu de venir discuter avec ses copains canadiens.
C’est que, l’autre français et moi, nous commençons vraiment à en avoir gros sur la patate, lui encore beaucoup plus que moi, et il ne se gêne pas pour le montrer, que ce soit vis-à-vis des englishs, ou vis-à-vis du porteur et du guide. Lors du retour en voiture fourgonnette vers Chiang Mai, on frôlera même la rixe entre le Canadien et moi pour une bête histoire de fenêtre. Je le voyais venir depuis un certain temps, m’empêchant par tous les moyens de somnoler à partir du moment où monsieur avait fini de dormir. J’ai subi tous les " buster of son of the bitch " et grimaces possibles sans broncher mais j’ai maintenu la fenêtre fermée, Na ! Il était vraiment hors de lui et moi aussi, intérieurement. Il était vraiment temps qu’on arrive.

Un coffee-shake et une bonne douche sont aussi les bienvenus. Quelqu’un me demandera le soir ce que je pensais de ce trek; je lui répondis que malgré les inconvénients précités, it was to be done, que c’était à faire.

La vague anti-tabac n'est pas parvenue jusqu'ici
Ils commencent tôt !

Un village typique.
Il ne faut surtout pas partir dans le but d’effectuer une découverte ethnologique. Les pistes sont de véritables autoroutes à touristes, en particulier dans le triangle d’or, c’est un fait. L’auberge de jeunesse a l’avantage de rechercher la nouveauté en changeant d’itinéraire tous les ans et dans des régions un peu délaissées. Mais les villages voient tout de même passer une colonne de touristes tous les quatre jours. Et alors, me direz-vous, si on se ne prétend pas explorateur mais que l’on tient simplement à se dépayser, qu’est-ce que cela peut faire?
Comme racontera le canard enchaîné du 14 août : " la recette est simple : vous prenez 3 porteurs payés 10 FF/jour, non nourris. Vous marchez quotidiennement 4 ou 5 heures. Vos porteurs dressent vos tentes à l’étape, vous apportent de l’eau chaude pour la toilette et vous servent le thé au lit. Un peu courte, comme communion profonde avec les peuples du bout du monde. "
Samedi 3 août 1985 :
Je pensais confirmer le retour sur Bangkok aujourd’hui mais on m’annonce que c’est complet. Lundi soir seulement. Repos et bonne bouffe pour aujourd’hui.

Dimanche 4 août 1985 :
Je loue un vélo pour la journée et vais visiter des ateliers d’artisanat sur la route de Borsang et San Kamphaeng, soit une balade de 25 km sous le soleil sur un vélo de merde.
Heureusement, je m’arrête souvent. Ateliers et magasins de bijoux en argent, bois laqués, ombrelles, soieries, céladon (technique chinoise de poterie redécouverte il y a quelques années seulement) et sculptures sur bois. Je reste absolument fasciné par les meubles en teck sculpté. Des tables et des chaises magnifiques taillées dans le bloc. Je n’ose pas en demander le prix de peur de m’affaler dessus. Je tombe aussi sur cet instrument musical traditionnel thaï, fait de lattes de bois sur lesquelles on tape doucement, et dont je ne me rappelle plus le nom. Ceux-là sont des réductions mais justement, pas moyen d’en avoir sur les prix (de 300 à 500 baths). C’est pas énorme mais c’est pour le principe. Et puis pourquoi irais-je m’emmerder avec un engin pareil? Quand même, je regarderais à Bangkok si je n’en trouve pas un.


Atelier de sculpture sur bois.

Atelier de tissage.
Lundi 5 août 1985 : Retour sur Bangkok et envol vers Orly.
C’est ici que s’arrête mon journal.
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FIN
Remerciements à Michèle Droniou, pour avoir retranscrit ce carnet de voyage sur traitement de texte.