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La traversée du pays de Vladimir Ilitch (été 1979) - Page 3/3
NOTE : Les phrases en italique et les notes ont été ajoutées au carnet original.
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Vendredi 20 juillet : Baïkal, le lac antédiluvien (640 km de long, 530 m d'altitude).
Nous avons revu Natacha ce matin et lui avons offert un petit flacon de parfum, ainsi que tous nos vœux de bonheur étant donné qu'elle se marrie dans deux jours. Notre guide de la journée se présente comme une amie de Natacha. Elle est mignonne comme le soleil levant sur le lac Baïkal et c'est justement là où nous allons. Après une heure de route, nous sommes en vue du plus ancien lac au monde. 80% des espèces de la flore et de la faune qui entourent ce lac sont inexistants ailleurs.
Une théorie avance que ces espèces étaient réparties auparavant sur le globe mais qu'elles n'ont subsisté qu'ici. A part ça, le lac est plutôt terne.
(Toutes les miniatures peuvent être agrandies en cliquant dessus.)

640 km de long, 530 m d'altitude
Deux sirènes sorties du lac Baïkal.

Trois voitures diplomatiques sont garées devant le petit hall d'exposition, nous faisant attendre pour rien, car il n'y avait pas grand chose à voir. La guide nous annonce alors qu'il est midi et qu'il faudrait peut-être penser à manger. Elle s'occupe de la réservation. Étant donné le prix élevé de l'excursion (400FF) et la manière de faire, nous sommes persuadés que le déjeuner est compris. Nous mangeons alors comme des goinfres, en particulier un poisson fameux du lac (pas fameux au goût, cela ressemble plutôt à du hareng, mais c'est une spécialité d'ici).
Lors de notre promenade digestive dans la taïga, la guide nous pose plein de questions sur notre mode de vie. Elle nous confie qu'elle n'est pas communiste, au contraire de Natacha, qu'elle n'a pas l'air de beaucoup apprécier. D'ailleurs elle n'aime pas grand monde : nous avons le droit à un débit d'âneries sur les Polonais, les Américains, les Japonais et les Juifs. Mais ce qu'elle déteste par-dessus tout, c'est le travail dans les kolkhozes, obligatoire pour la jeunesse en septembre. Et septembre, c'est bientôt. Elle se dit tout à fait étonnée par le prix que nous payons à Intourist. Une chambre que nous payons 40 roubles par exemple, est à 5 roubles pour les Russes. Étonnée aussi par les difficultés que nous rencontrons, interdits, obtentions de visas, etc.
Le soir, en nous promenant le long de la rivière non loin de l'hôtel, nous nous faisons aborder par des jeunes qui veulent nous acheter nos jeans.
Ce n'est pas la première fois que cela arrive. A Moscou, nous avions répondu que nous pouvions difficilement traverser la Sibérie en slip. Mais cette fois-ci, nous avons envie de laisser faire. Retour à l'hôtel pour y chercher quelques trucs vendables et les tractations peuvent commencer dans un petit chemin bordé d'arbres.
J'annonce d'abord la couleur : "pas de dollars, je ne veux que des roubles". Nous, nous ne savons pas trop ce que nous risquons, mais eux ont l'air de le savoir : deux comparses surveillent les alentours pendant que le troisième ne perd pas de temps en subtilités : payement cash et sans discuter. 25 roubles pour un vieux jean crado à Anne-Marie et 20 roubles (140FF) pour une petite veste en jean que j'avais acheté $3 (15FF) aux U.S..
Quelques autres petites babioles aussi, qui donneront à certains tovaritchs le sentiment d'exister. Nous apprendrons par la suite qu'un jean se vend ici dans les 150 roubles (1000FF), c'est-à-dire plusieurs mois de salaire. Si nous l'avions su à ce moment-là, nous aurions fait grimper les prix.

Au cours du Pléistocène (quaternaire inférieur), les mammouths ainsi que les hommes préhistoriques ont pu occuper et même traverser les plaines côtières et migrer d’un continent à l’autre.

Quel morceau !
Un drôle de spécimen trône à l'entrée d'un batiment officiel.
Quel morceau !

J'avais dit les miniatures !

Samedi 21 au Lundi 23 juillet : Le far East.
Aujourd'hui, le train n'a que 10 heures de retard.
Encore 3 jours à ferrovier (ne cherchez pas dans le dictionnaire, c'est un mot que je viens d'inventer), mais cette fois-ci, nous pouvons manger à profusion car nous avons trop de roubles. Il y a semble-t-il une règle dans la répartition des denrées du train : priorité aux groupes de touristes, puis aux touristes individuels. Les Russes de base ont toute latitude pour se partager les miettes. Mais bonne nouvelle, le restaurant semble avoir été réapprovisionné à Irkoutsk. Vin russe, caviar à la louche, gâteaux, chocolats, nous ne nous privons de rien.

Le paysage change. La voie longe la rive sud du lac Baïkal puis une mignonne petite vallée le lendemain. Nous sommes à portée de lance-pierres de la Chine. Le fleuve Amour, frontière entre les deux pays, n'est qu'à quelques kilomètres. Pourvu qu'il n'y ait pas d'incident de frontière, courant dans cette zone sensible.

Nous longeons une mignonne petite vallée
Le transsibérien vu du transsibérien.
Le dimanche soir, un couple d'américains vient dormir dans notre compartiment, fuyant ainsi un suédois très malade dans le leur. Au matin, une maman russe, accompagnée de son garçon de 10 ans et de son dernier rejeton, vient prendre possession (et c'est le mot juste) des 2 couchettes en face. Communication difficile et visiblement pas très désirée. Qu'à cela ne tienne, nous ferons la fête avec force chansons en compagnie des suisses, des allemandes et d'un norvégien, jusqu'à une heure du matin.
Enfin un peu de vie, le long d'une rivière !
A quelques kilomètres de la Chine.
Enfin un peu de vie, le long d'une rivière !
Mardi 24 juillet : Khabarovsk. (du nom d'un explorateur du XVIIème, la ville fut fondée au milieu du XIXème sur les rives du fleuve Amour, au confluent de l'Oussouri.)
Un vent de révolte souffle ce matin. La chef du wagon, d'une pilosité surprenante, nous annonce que le prix des thés servis était d'un rouble chacun, et d'une façon plutôt arrogante. Nous lui apportons alors notre version de la facture du groupe, basée sur le prix payé jusqu'ici, et accompagnée de la somme. Elle ne bronche pas d'un poil mais se vengera comme elle pourra jusqu'à l'arrivée. De toute façon, Anne-Marie avait déjà piqué deux tasses à thé à sa barbe.
Nous faisons plus ample connaissance avec Monsieur Schmitt, un homme on ne peut plus singulier. Juif, il a réchappé des camps nazis. Homme d'influence, il a été responsable des langues à l'Unesco. Linguiste, il détient le record du nombre de langues (Nous avons pu le vérifier dans le livre des records en rentrant), ayant étudié environ 80 langues, en parlant couramment une quarantaine. Aujourd'hui à la retraite, c'est le parfait globe-trotter. En ce moment, le transsibérien laissant de longues heures de loisir, il entreprend l'étude d'une quelconque langue chinoise ou mongole, je ne sais plus. Entre deux voyages, il habite à Strasbourg, nous nous promettons de nous y revoir. En tout cas, c'est bien pratique d'avoir parmi nous quelqu'un qui parle russe. Il le parle même beaucoup trop bien, cela paraît suspect aux yeux de certains russes, qui le regardent bizarrement. Et si c'était un espion ?
Nous devions arriver à Khabarovsk dans la nuit, et Intourist nous avait obligé à réserver une chambre d'hôtel, même si c'était pour dormir deux heures. Mais étant donné que nous sommes arrivés finalement à 11h du matin, nous avons pu nous la faire rembourser, moins 25% de frais d'annulation, 'bien entendu'. M. Schmitt avait des tickets de chambre dont il ne savait que faire. C'est ainsi que nous avons pu faire un brin de toilette, en attendant nos bagages qui, embarqués à la gare, avaient fait la valise pendant deux heures.
L'excursion dans la ville, devenue coutumière, nous a surtout étonnée par la flopée de militaires y déambulant : gare au péril jaune.
Mercredi 25 au Vendredi 27 juillet : La mer du Japon
Nous arrivons dans la matinée à notre terminus de Nakhodka (avant-port de Vladivostok), qui se trouve légèrement au sud-est du port militaire à l'accès réglementé. Nous avons parcouru 7600 km depuis Moscou, traversé 10 fuseaux horaires.
Au port, où l'on nous emmène par le bus, les dernières queues (elles vont maintenant nous manquer) pour le passeport, la douane, le change. J'avais remis quelques roubles à un français pour qu'il les change à ma place. Il aurait pu paraître en effet suspect de n'avoir dépensé en tout et pour tout que 3 roubles pour traverser le continent! Mais rouble, ça vient bien de roublard, non ?
Voguons vers le pays du soleil levant, juste en face
Embarquement à l'avant-port de Vladivostok.
Voguons vers le pays du soleil levant, juste en face.
Il est vrai que nous avions fait quelques achats directement en devises. Par exemple dans ces magasins d'état pour les étrangers (et pour la nomenklatura, je suppose), où l'on peut payer avec tout ce qu'on veut, sauf des roubles. C'est certain, ces magasins sont bien remplis, mais n'offrent pas grand chose d'intéressant, à notre goût du moins. Et puis, quel déplorable exemple pour un système qui se dit égalitaire.
Nous posons le pied sur le bateau et nous nous disons : " Cela y est, nos ennuis avec ce pays sont finis". Tous finis ? Pas sûr, car il s'agit toujours d'un bateau russe. Donc nouvelle queue dans la salle de musique, pour l'enregistrement. La cargaison est on ne peut plus internationale. Nous partageons notre cabine avec une allemande et un japonais. Celui-ci se présente d'une manière typique, en tendant sa carte de visite, puis en inclinant légèrement le corps en avant (Plus l'interlocuteur est important, plus l'inclinaison doit être marquée, jusqu'à être pratiquement à angle droit, face à l'empereur par exemple). Nous apprenons ainsi qu'il travaille dans les transports.
Tout le monde est sur le pont en ce début d'après-midi. De grands damiers sont dessinés sur le sol. Anne-Marie fait une partie de dame géante avec un russe. Je fais de même avec un autre russe, aux échecs cette fois.
J'ai les blancs, mais cela ne m'aide pas beaucoup !
J'ai les blancs, mais cela ne m'aide pas beaucoup.
Les russes sont vraiment les plus forts !
Les pièces nous arrivant au nombril, il n'est pas très facile d'avoir une vision globale du jeu. Évidemment, le Russe gagne : les échecs étant leur sport national, je ne voulais pas créer un incident diplomatique !
Le ciel, assez noirâtre au moment de l'appareillage, est maintenant franchement menaçant. Vers 16h, le bateau commence à tanguer et rouler sérieusement. Les rampes de coursives se garnissent de petits pochons de papier. Aucun problème au dîner pour avoir de la place au restaurant, nous sommes pratiquement les seuls, les autres sont malades. Nous ne résisterons pas beaucoup plus longtemps. J'en serai quitte pour deux ou trois séances d'appâtage aux maquereaux, mais je voyais Anne-Marie bientôt recracher ses boyaux. Nous restons un peu sur le pont à l'abri avant de tenter d'aller dormir en se soutenant l'un l'autre.
Une petite photo souvenir avant la séparation
Je veux voir tout le monde sur le pont.
Une petite photo souvenir avant la séparation.
Au petit jour, le calme étant revenu, nous pouvons savourer notre petit déjeuner. Films et spectacle donné par les membres de l'équipage nous aident à passer la journée.
Le matin du troisième jour, le Japonais de notre cabine nous initie aux rudiments de sa langue. Nous avions déjà eu le temps de progresser à l'aide de notre 'Japonese's teach yourself book', mais rien ne vaut un tel cours pour la diction. Cela ne suffira sans doute pas pour nous faire comprendre. Cette foutue langue est vraiment tordue. Et en plus, ils utilisent trois alphabets différents! Nous nous contenterons du kana, qui associe un signe à chaque phonème (ki, ka, ke, ko, ku...). Et puis les Japonais parlent l'anglais couramment, pensons-nous, ce en quoi nous faisons une lourde erreur, nous nous en apercevrons vite. Le temps d'une dernière partie d'échec (perdue également), et nous pénétrons dans la baie de Tokyo. La chaleur est devenue très humide. Il fait noir au-dessus de cette mégalopole de 30 millions d'habitants. Comment peut-on penser qu'il s'agit de l'empire du soleil levant ! Voilà, le voyage organisé s'achève. Il ne nous reste plus qu'à arpenter l'autre moitié de la planète par nos propres moyens, à commencer par nous trouver à loger cette nuit. Mais ceci est une autre histoire... (que je vous conterai peut-être un jour).
 
FIN

NOTES :
kolkhoze ou Kolkhoz, abréviation en russe de 'exploitation collective' : les kolkhozes sont des fermes collectives ou coopératives, gérées par un bureau élu par leurs membres. Ceux-ci ont le droit de posséder individuellement maison, jardin, basse-cour. Il y avait environ 26 000 kolkhozes en 1981 (11% de la population). Ils fournissaient 60% des productions agricoles. Il existait plusieurs types de Kolkhoze, selon leur degré de socialisation (T.O.Z., artel, commune).
- A ne pas confondre avec les sovkhoz,
abréviation en russe de 'entreprise soviétique', qui sont des exploitations agricoles appartenant à l'état. Son directeur est nommé par l'état. Environ deux fois plus grands qu'un kolkhoze. Il y avait environ 22 000 sovkhozes en 1981 (9% de la population).
En tant que travailleur de l'état, un sovkhozien bénéficiait d'un salaire minimum garanti, de la sécurité sociale et d'une pension de vieillesse, tous droits qui n'ont été accordés aux kolkhoziens qu'à partir de 1967.
- Il est important de noter que la majorité des surfaces labourées en URSS sont considérées risquées, à cause du climat (contre 1% aux Etats-Unis).
- Les 16 millions de jardins privés représentaient, avec leur demi-hectare en moyenne, moins de 1% des surfaces exploitées.
- Les citadins étaient autorisés à exploiter des lopins avec au maximum 20 poulets, 5 lapins et 5 ruches. (extrait du Quid 1985).
Retour sur kolkhozes
Roubles : Un rouble valait 7 FF en 1979, soit autour de 20 FF valeur 96. Salaire mensuel des ouvriers et employés : 172 roubles. Des kolkhoziens : 120 roubles (chiffres 1981). Retour sur roubles
M. Schmitt : Ce que nous ferons quelques mois plus tard. Son minuscule appartement est... une bibliothèque. Des rayons et des rayons de livres, rien d'autre. Si, un matelas par terre. Il avait su chasser tout ce qu'il estimait n'être pas essentiel. Il n'était pas d'un tempérament facile, supportant mal la contradiction. Anne-Marie m'a appris son décès en 1997. Retour sur M. Schmitt.
Vladivostok : signifie 'dominateur de l'orient'. La plus importante des villes russes en Extrême-Orient abrite un port de guerre depuis 1872. Retour sur Vladivostok

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BIBLIOGRAPHIE :
* Le passé d'une illusion, de François Furet. Essai sur l'idée communiste au XXème siècle. Chez R.Laffont / Calmann-Lévy / 1995. Un ouvrage de référence comme synthèse historique.
* Jugement à Moscou, de Vladimir Boukovsky. Un dissident dans les archives du Kremlin. Chez R.Laffont/1995.
* Rue du prolétaire rouge, de Nina et Jean Kéhayan. Deux communistes français en U.R.S.S. Ce professeur de russe et cette journaliste donnent un témoignage sur la vie quotidienne à Moscou de 1972 à 1974. Ouvrage qualifié de faux abominable par l'Agence soviétique Tass. Chez Point/Actuels.
* Hommage à la Catalogne, de George Orwell. Une confrontation avec le communisme, vécue par l'auteur de '1984'. Aux éditions Ivréa.
* Les abus psychiatriques en U.R.S.S., rapport d'Amnesty International de janvier 79.
* Sur un autre plan, une bonne partie de l'oeuvre d'Hannah Arendt, à commencer par 'Les Origines du totalitarisme (1951)'