Tout le village de Jean écoute Philippe
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Carnet de voyage au pays des pygmées (RCA, 1984) - page 2/3
Lundi 6 août : troisième jour de forêt.
Ce matin, nous laissons les tentes sur place (on y reviendra ce soir) pour aller jusqu’au village de Jean. Nous traversons en chemin un autre village pygmée, plus petit, où Philippe leur donne une photo prise lors d’une précédente expédition. Cris des femmes pygmées devant un tel événement.

Aujourd’hui, les colonnes de fourmis sont particulièrement longues, et l’on doit sprinter sur vingt ou trente mètres, ce qui n’empêche pas d’en avoir au moins trois ou quatre qui grimpent jusqu’aux cuisses. Ah les sales bêtes !

Le village de Jean est le plus grand qu’on ait vu, avec des cases rondes, tissées et recouvertes de feuilles. Ce sont des cases construites très rapidement, les pygmées étant un peuple avant tout nomade. Mais, sans doute par la force conjuguée des villageois et des missionnaires (qui sont légions ici), ils ont de plus en plus tendance à se sédentariser. Ce qui ne peut que tuer leur civilisation et les faire disparaître.
Déjà des cases rectangulaires en terre séchée apparaissent et Philippe nous dit que ce sont sans doute les dernières cases rondes que l’on pourra voir.
Leur habitat traditionnel
De belles cases rondes.
Les cases sont de plus en plus abandonnées
Mais la culture pygmée se perd.
Une pygmette nous amène un régime de bananes non mûres, que nous ferons griller un peu à l’écart.
Pendant ce temps, Jean raconte à quelques hommes du village sa chasse de cette nuit avec deux blancs et ils ont l’air de bien se marrer. Personne n’y comprend rien bien sûr, mais les mimiques parlent d’elles-mêmes. Aucun pygmée ne parle le français mais ils comprennent un peu le sango, la langue des villageois. C’est pourquoi toute transaction doit passer par leur intermédiaire, ce qui ne facilite pas les choses.
Philippe leur avait amené des paquets de sel et des instruments de cuisine, que Jean lui avait dit avoir besoin lorsque Philippe le lui avait demandé lors d’une précédente expédition. Ils ne connaissent d’ailleurs pas l’argent.
Cela nous met un peu mal à l’aise de nous livrer à une débauche de photos mais ils s’y prêtent de bon plaisir et tout se passe dans la bonne humeur. Nous sommes tout de même aussi responsables de leur déchéance.
Au retour, en repassant par le premier village, on apprend qu’il y a une fête ce soir. Nous décidons donc d’y retourner après dîner.
Les non-hommes aussi Les pygmées se prêtent avec complaisance à nos photos.
Tout le monde est là.
Il est d’usage que le chasseur reçoive à manger la tête et les entrailles de la bête abattue, car ce sont les parties qu’ils préfèrent. Seulement, ce sont aussi les morceaux préférés des porteurs et ceux-ci vont déjouer la vigilance de Philippe. À la question : " Quelle est l’assiette de Jean que je le serve ", l’un des porteurs va mentir. Et lorsque Philippe s’en apercevra et ira l’engueuler, l’intéressé détournera simplement la tête. Quant à Jean, il est bien trop fier pour se plaindre. Cette mentalité pas très droite des villageois, on la retrouvera tout au long du séjour. On ne peut avoir confiance en eux, contrairement aux pygmées.
Normalement, deux autres personnes devraient aller à la chasse cette nuit avec Jean. Moi je tenais toujours à mon idée de tirage au sort, tenant à y aller mais ayant un peu peur d’être complètement HS le lendemain si l’on devait encore rentrer à quatre heures du matin. En fait, une personne s’était engagée ferme et moi j’avais dit que je voulais en être. Puis la femme d’un des chasseurs de la veille se dit qu’après tout elle aimerait aussi y aller. Je lui propose alors de tirer au sort avec moi. Elle me rigole au nez : elle voulait simplement que je lui laisse la place, sans autre formalité. Il n’en était pas question et elle me fit chier jusqu’au dernier moment.
Je te coupe quel morceau ?
Bonjour mon cousin !
Je ne résiste pas à un gros plan.
Adolescents.
La chasse devait avoir lieu après la fête du village mais ne se fit pas car Jean avait mal au ventre. La marche de nuit pour aller au village, distant d’une demi-heure, valait son pesant d’or. Les bruits étaient différents et comme amplifiés. Armés de nos lampes de poche que nous balancions à la manière des lampistes de la SNCF, pour balayer le chemin, nous annoncions les embûches tout le long de la colonne car tout le monde n’avait pas sa lampe.
Arrivés au village, tout était calme. Quelqu’un nous dit que la fête allait commencer mais était surtout intéressé pour nous vendre des flûtes et autres porte-monnaie artisanaux. C’était la première fois que nous rencontrions ce genre d’activité et en étions assez étonnés.
Puis la danse commence dans la pénombre d’une lune presque pleine. Quatre ou cinq enfants d’abord puis quelques femmes, au rythme des tambours tenus par les hommes. Des flashs crépitent et c’est presque l’affolement, ils s’arrêtent de danser, ne comprenant pas ces éclairs d’un dieu fou. Il nous faut alors modérer nos ardeurs.
Le pseudo-commerçant du début, qui nous dit être le 'maître' du village, se montre de plus en plus agité. Il parle assez bien le français, mais n’a pas réussi à nous fourguer la moindre babiole, car nous l’envoyons promener à chaque fois qu’il revient à la charge.
Et tourne en rond ....
Danse rituelle.
Si, il m'en manque une !
Une case abandonnée.
Philippe, qui était resté au camp suite à une crise de paludisme, avait fait porter au village par un des porteurs, quelques paquets de sel. Cela ne suffisait pas à ce charmant 'maître' qui commence alors à me tenir un langage de plus en plus clair : "Vous comprenez.... si vous voulez être en bonne entente avec ces pygmées, pour qu’ils dansent pour vous et tout ça, vous devez leur apporter des 'compensations', cigarettes, briquets, etc. et pas simplement quelques grains de sel, et aussi leur acheter ce qu’ils font".
- Ah, mais je croyais qu’ils ne connaissaient pas l’argent !
- Mais il ne faut pas commercer directement avec eux mais avec leur maître.
- Mais c’est qui leur maître ?
- C’est moi.
- Et qui me dit que c’est vous ?
Toute cette conversation a été enregistrée à notre insu par l’une d’entre nous qui avait emporté un petit magnétophone pour les bruits de la forêt et les chants et qui s’était intéressée à ce dialogue.
Je répondis à ce charmant propriétaire d’esclaves que notre guide était resté au camp et que des transactions avaient certainement été conclues avec lui. Nous, on en avait rien à b... de cette histoire, point final. Le tort que j’ai peut être eu a été de m’empresser de raconter tout ça aux autres et ça a fini par le mettre hors de lui, si bien qu’il nous a fallu partir.
Racontant ceci à Philippe à notre retour, celui-ci appelle le porteur et lui demande de décrire le type : il n’était pas du tout le 'maître' de ce village mais un vendeur de pacotilles pour touristes sur la rive beaucoup plus loin. Demandant à Paul (le porteur) qui connaissait, lui, le vrai 'maître', pourquoi il avait laissé les choses aller aussi loin, celui-ci se renferma dans un silence gêné. Philippe décida d’aller dire deux mots à ce type mais on ne sut jamais vraiment ce qui s’est passé.
Mardi 7 août 84 : quatrième jour de forêt.
La veille, Philippe s’était occupé à sa manière d’un arbre connu sous le nom de parasolier (voir la photo ci-dessous). Son tronc est formé à la base d’une multitude de petits ’troncs’. Coupez-en un et il s’en écoule une eau claire et tout à fait buvable, avec un léger goût de 'densité'. Au matin, le jerrican de 20 litres était rempli. Depuis le temps que nous n’avions pas bu une eau sans y adjoindre quelques pastilles, cela faisait plaisir.
Retour aujourd’hui au village de Pomboko par un autre chemin qui longe longtemps un lac complètement envahi par la végétation. Lors d’une pause, nous pourrons boire directement d’une liane à eau, et en plus c’est frais. Certains arbres sont vraiment magnifiques. On dirait qu’ils se hissent sur leurs racines le plus possible pour atteindre le haut de la forêt et leur place au soleil. Bonne averse le soir, si bien que je mets mon short à sécher à un mètre de ma tente.
Il a toujours quelque chose à faire
Notre guide Philippe.
Un arbre sur pattes
Un parasolier.
ah que ca fait du bien!
Boire d'une liane à eau.

Un bout de village.
Mercredi 8 août 84 : descente de la Lobaye.
Plus de short ! Il était vraiment trop beau, quelqu’un n’aura pas su résister. J’aurais dû de toute façon le rentrer hier soir dans la tente, car certaines mouches pondent dans le linge la nuit et ces gentilles bestioles vous pénètrent ensuite dans la chair. BOUUHHHH !

En descendant la Lobaye, ça va plus vite, et nous arrivons effectivement à M’Bata assez rapidement. Il s’agit là d’un village plus important, relié par la route, avec marché, écoles, lieux de cultes etc. Le temps d’une bonne bière et nous allons chercher le boulanger pour le dévaliser.
Il ne lui reste plus que trois pains et demi : " Bon, on prend déjà ça et tu nous en prépares 100 pour demain matin ", lui dicte Philippe. Le pain d’ici se conserve une bonne semaine.
Bivouac à quelques kilomètres de là, sur la place d’un village de trois ou quatre huttes : M’Gaboha.

Jeudi 9 août 84 : la fièvre!
Ce matin, nous restons à trois dans le village, les autres étant retournés à M’Bata pour finir les emplettes. Inquiétudes : après le café, je suis saisi d’une bonne poussée de fièvre et j’ai du mal à me traîner. J’engloutis le reste de mes vitamines C et me plonge carrément dans la Lobaye. C’est pas un sale petit virus qui va faire la loi, non ! La fièvre disparaîtra progressivement jusqu’au lendemain. Comme pour vérifier la loi de l’emmerdement maximum, les lentilles que j’avais mises à chauffer sur le feu se découvrent une envie de partir en vacances et je les retrouve à se dorer sur le sable. Heureusement, une villageoise m’aidera à relaver tout ça et personne ne se cassera les dents à midi.
Par curiosité, je laisse monter une fourmi sur mon index et à ma grande stupéfaction, je vois celle-ci en perforer le bout sans que je ressente de douleur! Et tenez-vous bien : elle s'engouffre presque entièrement dans mon doigt, m'obligeant à la retirer par ce qui reste de son corps. J'aurai quelque mal à colmater la petite plaie.
Visite d’une scierie dans l’après-midi, tenue par des européens évidemment ! D’immenses troncs dont le diamètre est plus grand que nous ; de l’acajou principalement. En repartant, la luminosité est telle que tout paraît merveilleusement beau.
On peut déconner à n'importe quelle latitude, non ?
Un tronc coincé par un autre.
C'est pas drôle les gars !
Sac à main.
Vendredi 10 août : le match de foot.
Direction Zinga, poste frontière où l’on nous attend théoriquement pour un match de foot. En cherchant nos passeports, l’une d’entre nous s’aperçoit qu’elle avait laissé au moins 300 francs dans le sien à l’aller. Inutile de dire qu’ils n’y étaient plus. Le SMIC étant d’environ 400 francs ici, n’importe qui se serait laisser tenter.
Afin d’attendre les fonctionnaires et que la chaleur soit moins torride, on nous fait un peu languir pour le début du match, si bien qu’on écluse quelques menues bières, peut être même un peu plus qu’il n’eût été sage.
Arrivée sur le terrain triomphale. C’était la quatrième fois qu’un match était organisé ici contre des blancs. La veille, l’autre groupe du point, les soi-disant sportifs, s’était fait battre onze à zéro. Notre seule ambition était de faire mieux qu’eux.
Des deux premiers matchs, Philippe en avait retiré qu’il fallait surtout exiger un arbitre honnête, un des matchs ayant été subitement arrêté parce que l’équipe des ‘pointistes’ menaçait de gagner.
Aucun d’entre nous n’étant footballeur, on s’était dit que des nanas pourraient très bien jouer aussi, elles ne feraient pas pire que nous. Philippe nous prévint que cela allait mettre une sacrée ambiance autour du stade et qu’ils en rigoleraient encore dans trois générations. Mais aucune ne se décida, dommage. Notre stratégie était simple : renvoyer le ballon le plus loin possible. Deux avants, huit défenseurs et du béton. Les dix premières minutes, je cours comme un fou. Des mauvaises langues prétendent que sur le terrain j’étais le plus rapide... sans ballon. Juste avant l’asphyxie, je me calme un brin.
C’est un terrain un peu bizarre, les buts étant complètement désaxés et quatre arbres étant venus pousser au milieu. Nos supporters se déchaînent et les gosses du village reprennent en chœur les slogans : " Aller machin ! " Nous résistons bien pendant les vingt premières minutes, nous inclinant un à zéro à la fin de la première mi-temps d’une demi-heure. Mais ils ont gardé leur botte secrète pour la deuxième mi-temps : un monsieur muscle qui joue dans l’équipe nationale. Ses cuisses font peur à voir. Aïe, mon doudou ! qu’est-ce que je viens faire là dis donc !
Alors je ne le quitte pas d’une semelle, lui menant la vie la plus dure possible, et ça marche pas mal, l’obligeant souvent à reculer au milieu du terrain. Il réussira tout de même à marquer un superbe but de la tête. Et puis coup de théâtre : un de nos hommes à l’avant (un africain car nous n’étions pas assez nombreux pour former une équipe entière) a la balle, passe un adversaire, puis deux, se retrouve seul devant le gardien et PAN ! dans les filets (s’il y en avait eu). Clameur indescriptible. Ça dure bien deux minutes avant qu’on soit en état de rejouer. Sur un score de six à un, nous payons une bière à nos vainqueurs qui l’ont bien méritée. Nous plantons nos tentes le soir sur un banc de sable, dans une île 'no man’s land' au milieu de l’Oubangui.
Pas question de s'assoir par terre
À table !
Pourquoi habiter si près d'une telle termitière? Garde-manger?
Termitière.
Samedi 11 août 84 : On passe le temps.
Normalement, nous aurions dû arriver à Bangui aujourd’hui, mais on bivouaquera ce soir à l’école abandonnée, de façon à nous faire gagner une nuit d’hôtel. Beaucoup de bateau à faire car on remonte le courant. Le temps passe entre prises de photos, concours de belote et de tarot, et bien sûr l’écriture de ce journal.
C'est pour attraper des poissons ou des oiseaux ?
Pris au vol.
Il faut sécher les filets avant de les plier.
Retour de pêche.
Dimanche 12 août 84 : un brin de politique étrangère.
Arrivée à Bangui vers midi : douane, hôtel, douche et plongeon dans la piscine. Jamais douche n’aura été plus attendue et appréciée. Les jambes et surtout les pieds ne sont que plaies et bosses, piqûres et égratignures : l’enfer vert a encore frappé.

Je discute un peu avec les militaires au bord de la piscine, à la grande surprise de certains. Ils ont la vie belle ici, les tondus : hôtel de luxe, piscine, tennis, belles petites putes. Evidemment, le Tchad n’est pas loin et ils tournent régulièrement entre Djibouti, N'djamena, le Gabon et Bangui. Trois mille hommes sont stationnés à Bangui. Les hélicoptères et deux transals, à la porte de l’aéroport, sont là pour bien nous le rappeler. Les chasseurs, par contre, sont cachés un peu plus loin, me confiera un étudiant centrafricain. Et de fait, les Français sont ici chez eux. Il y a bien un général centrafricain, président du pays et du comité pour le redressement national. Il est d’ailleurs très très recommandé d’afficher sa photo si on tient une quelconque échoppe et à celle-ci.