C)
INSTITUER UN ECART, UNE DISTANCE On
a souvent reproché à la philosophie sa
prétention à fonder la vérité et à
dire ce qu’est la vérité. C’est
compréhensible, car la philosophie,
depuis Platon, a eu la redoutable tâche
d’être le discours le plus accompli,
situé au-delà du discours de la science,
de la politique, de l’art. C’est
pourquoi la philosophie s’est
érigée elle-même en savoir ultime, en
savoir de la vérité. Elle s’est
donnée comme une discipline détenant le
critère du vrai et du faux (pour la
theoria), du bien et du mal (pour la
praxis), du beau et du laid (pour la
poesis). Si la philosophie était
réductible à cette position de savoir
ultime, elle serait sans intérêt.
L’intérêt de la philosophie
depuis son origine provient du contraire,
non de l’accès à la vérité
ultime, mais de l’impossibilité d’accéder
à cette vérité. La philosophie n’est
intéressante qu’en tant qu’elle
donne à voir au cours de sa recherche,
la distance irréductible de la vérité :
son écart constitutif. Elle institue un
écart dans la recherche de la vérité
qu’elle effectue. L’intérêt
de la philosophie réside dans l’impossibilité
d’accéder à la vérité ultime.
Elle réside dans l’écart, dans la
distance irréductible par rapport à une
telle vérité. La philosophie est la
discipline la plus fragile et la plus
humble qu’on puisse imaginer. Elle
institue l’écart avec la vérité
au sein même de son discours. Le
philosophe ne cesse de faire l’expérience
du défaut de la vérité : la
vérité ne cesse d’échapper à l’idée
qui cherche à la capturer. Nietzsche :
" La vérité reste voilée ".
La vérité en grec se dit aletheia :
de ‘a’ privatif, négation et
de ‘lethe’ le fleuve de l’oubli.
Heidegger traduit lethe par occultation.
L’effort vers la vérité
consiste à nier l’oubli, mais ne
peut jamais aboutir à une pleine
lumière. La philosophie mérite notre
attention parce qu’elle fait l’expérience
de l’oubli, de l’obscurité. En
cela, elle diffère radicalement de la
religion. La philosophie a renoncé dès
son origine, à la naïveté de la
religion. Croire à la vérité est
une position de naïveté. La philosophie
appartient au domaine du savoir et non de
la croyance :
- Le savoir ne cesse d’éprouver
la distance qui le sépare de la
vérité. Le savoir a conscience
de l’ignorance d’où il
provient.
- La croyance croit fermement en la
vérité, quelle soit invisible (dieu),
ou inaccessible. La position
minimale de la croyance consiste
à croire qu’il y a vérité
ultime, même inaccessible. C’est
à cette naïveté que le croyant
renonce quand il constate que
dieu est mort.
En conclusion : il n’y a de
philosophie que du manque. La plupart du
temps, on feint de croire que la
philosophie prend conscience de la
distance qui la sépare de la vérité
depuis l’époque moderne : à
partir du XIXème siècle,
après que Hegel ait présenté le
cheminement de la conscience qui traverse
tous les écarts jusqu’au savoir
absolu (phénoménologie de l’esprit,
1807).
Nietzsche est le philosophe qui
incarne le mieux la philosophie de l’écart,
car :
- Il critique la connaissance et le
concept dans son texte :
‘Vérité et mensonge au
sens extra-moral’.
- Il critique le fondement
théologique de l’existence
humaine dans le livre ‘le
gai savoir’. Il affirme que
la vérité est de l’ordre
du manque. Il pense la vérité
comme une distance originaire,
comme quelque chose qui diffère
par soi-même. Pour le démontrer,
Nietzsche présente deux
métaphores :
- La métaphore du voile :
Nietzsche pense que le
voile est constitutif de
la vérité. Une vérité
sans voile serait
obscène et insupportable.
Il montre le voilement
lorsqu’il rapporte
le mythe grec de Baubô,
qui reçois Demeter qui
recherche sa fille.
Devant la tristesse de
Demeter, Baubô lui
montre son sexe et
Demeter éclate de rire.
Conclusion de Nietzsche :
Devant la vérité nue,
on ne peut que rire. Le
rire est la prise de
distance face à l’impudeur
de montrer la vérité.
Le rire est l’emblème
du ‘gai savoir’.
" Aujourd’hui,
c’est pour nous une
affaire de pudeur qu’on
ne saurait voir toute
chose mise à nu ni
assister à toute
opération ni vouloir
tout comprendre et tout savoir "
(avant propos du gai
savoir).
- La métaphore de l’être :
Penser la vérité comme
un être qui ne cesse de
s’écarter de ce qu’il
est (qui n’a pas d’essence),
qui échappe à la saisie
du concept, à la
connaissance. Dans la
philosophie de Nietzsche,
la femme est ce qui se
dérobe sans cesse :
" La femme
ne ment pas, elle se
dérobe ".
Il est le philosophe qui
a écris les plus beaux
textes sur la femme, sur
les relations entre femme
et vérité. Au § 60 du
‘gai savoir’ :
" Le charme
le plus puissant des
femmes est une opération
à distance ".
Et le fameux
paragraphe 339 ‘Vita
femina’: " Je
veux dire que le monde
abonde de belles choses,
mais n’en est pas
moins pauvre, très
pauvre en beaux instants
et en belles
révélations de
pareilles choses, mais
peut-être cela fait-il
le charme le plus
puissant de la vie. La
vie est couverte d’un
voile tissé d’or, d’un
voile de belles
possibilités qui lui
donne une allure
prometteuse, réticente,
pudique, ironique,
apitoyée, séduisante.
Oui, la vie est femme ".
Nietzsche est le philosophe qui porte
à son comble la distance constitutive de
la vérité. Mais les philosophes
précédants n’ont jamais ignoré le
fait que la nuit soit originelle et peut
recouvrir le savoir :
Héraclite (présocratique) : " La
nature aime à se cacher " (
la vérité aime à se crypter)
Hegel, le penseur du savoir absolu,
accorde une importance fondamentale à l’obscurité :
" Quand la conscience aura
atteint le savoir absolu, elle ne devra
pas sombrer dans l’autosatisfaction,
mais devra replonger dans la nuit qui a
été son point de départ ".
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