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LES TÂCHES DE LA PHILOSOPHIE 5/5
Introduction à un cours de philosophie à l'Université Populaire de Strasbourg en 2001/02, par le Dr. Georges Leyenberger.
RAPPEL : Depuis environ 2500 ans, la philosophie essaye de remplir une quadruple tâche :
A. Fonder le savoir.
B. Constituer une mémoire.
C. Instituer un écart, une distance.
D. Ouvrir des chemins.
Conclusion (cette page).
IMPORTANT : Malgré la possibilité offerte de consulter ces chapitres séparément, il est vivement recommandé d'en respecter l'ordre.
CONCLUSION.

Tous les objets de la philosophie répondent aux 4 tâches citées dans les cours précédents (fonder le savoir, constituer une mémoire, instituer un écart, ouvrir des chemins) et parmi ces objets, notamment :

  • Le vrai à objet du savoir théorique – la theoria.
  • Le bien à objet de la pratique, de l’action – la praxis.
  • Le beau à objet du faire, du produire - la poesis.

Mais la philosophie ne répond pas à ses 4 tâches de la même manière pour chaque objet.

Exemple n°1 : l’art.

Pour le beau, il est plus difficile de fonder un savoir que pour le vrai. Inversement, pour le beau, l’écart par rapport à la vérité se présente presque de lui-même. C’est pour cela que le beau et l’art (qui a pour finalité le beau) ont été depuis l’origine de la philosophie, ce qui échappe à la philosophie – donc ce qu’elle craint - et qui en même temps l’ont toujours fasciné. Le beau et l’art sont pour la philosophie le lieu où elle expérimente de la manière la plus abyssale l’écart par rapport à la vérité et l’impossibilité d’assurer une fondation ferme du savoir.

Exemple n°2 : le divin.

Il en est de même pour l’objet le plus élevé de la theria. Pour la theria, il y a 3 objets :

  1. La nature : la physique.
  2. Le nombre, la figure, les êtres abstraits : les mathématiques.
  3. Et enfin dieu, l’objet de la théologie (la science du divin).

Le divin a toujours été pour la philosophie, depuis Platon et Aristote, l’objet le plus élevé. Comme pour le beau, cet objet échappe au savoir philosophique. Pour cet objet, l’écart par rapport à la vérité devient aussi abyssal. La philosophie est peut-être confrontée aussi à une impossibilité par rapport au divin. Cela est tellement vrai que l’on a souvent contesté le droit à la philosophie de connaître dieu, de constituer un savoir du divin, la théologie, au nom de la religion. On l’a contesté parce qu’on a pensé qu’il fallait ranger dieu du coté de la foi, un sentiment intime, et non du coté du savoir, du discours.

La querelle de l’athéisme en Allemagne à la fin du 18ème siècle à laquelle ont participé tous les grands philosophes (Kant, Schellig, Hegel...), les a conduit à poser la question suivante : est-ce qu’on peut faire de dieu l’objet privilégié du savoir philosophique ou est-ce qu’il doit rester un objet de la croyance religieuse? Ou encore : lorsque dieu devient un objet du savoir philosophique, cela ne signifie-t-il pas la mort de la foi religieuse, la mort de dieu, l’athéisme? De telle sorte qu’on aurait une opposition tranchée entre d'un coté, le discours de la philosophie sur le divin et de l'autre coté, le sentiment religieux; entre le dieu des philosophes, des métaphysiciens, et ce que Pascal appelle le dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob.

De cette analyse, on peut conclure que le beau et dieu, l’art et le divin, sont les objets les plus redoutables pour la philosophie, et en même temps les plus désirables, pour deux raisons diamétralement opposées:

  1. A travers l’art, la philosophie fait l’épreuve de la sensibilité, c’est-à-dire de ce qui se situe en deçà de la spiritualité, en deçà de l’idée. Autrement dit, elle fait l’épreuve de ce qu’elle cherche à quitter. L’art est pour la philosophie le rappel de la sensibilité, le rappel du fait que le monde sensible est premier et qu’on ne peut peut-être jamais le quitter. Du coup, on comprend l’ambivalence du discours philosophique à propos de l’art. La philosophie hésitera entre deux stratégies :
  • L’exclusion (inaugurée par Platon). L’art est exclu parce qu’il faut exclure le sensible, s'élever par rapport à lui..
  • L’intégration de l’art au discours philosophique en introduisant massivement dans l'art de la spiritualité, de l’idéalité jusqu’à en faire, notamment chez les romantiques, le degré le plus élevé de la spiritualité, et a effacer presque totalement l'aspect strictement sensible de l'art. Stratégie plus efficace, plus intelligente, qui domine le discours sur l'art depuis la renaissance. On peut se demander si cette stratégie ne conduira pas à la fin de l’art.
  1. Dieu désigne ce qu’il y a de plus élevé, l’inaccessible, l’innommable, qui dépasse, transcende tous les savoirs, tous les discours, tous les nombres. A travers le nom de dieu, la philosophie fait l’expérience d’un excès de savoir. Le divin échappe à la philosophie, mais par le haut, même lorsqu’elle pratique le chemin ascensionnel (St Augustin, Platon). En ce sens, on peut dire que dieu est l’Autre de la philosophie, c'est l’altérité qui interdit au discours philosophique de se clore sur lui-même. Cet excès revient à poser le divin non seulement au-dessus des êtres (naturels ou humains), des étants, mais au-dessus de l’être lui-même. On peut penser à une phrase d'un théologien : " Il (dieu) est au-dessus de tout ce qui est et au-dessus de l’être même", ou à la célèbre phrase plus sobre de Lévinas : " Entendre un dieu non contaminé par l’être ".

Ces positions consistent à prendre une revanche sur le discours philosophique. Dire que dieu est au-delà de l’être (comme le font la plupart des théologiens du Moyen Age) ou dire que dieu ne doit pas être contaminé par l'être, comme le fait Lévinas, revient à dire à la philosophie que son approche du divin est vaine, parce que la philosophie a toujours accédé au divin par la question de l'être. La philosophie a toujours considéré le divin comme l'être suprême. Ces positions reviennent à poser un autre accès au divin que celui du discours philosophique, entendu que ce discours est ce qui risque sans cesse de tuer dieu, de mettre à mort la transcendance du divin.

Le beau et le divin sont donc les objets philosophiques les plus redoutables et les plus désirables, les plus difficiles. Ce que résume Hölderlin dans ‘Patmos’, rare poème consacré au christianisme : " Proche et difficile à saisir, le dieu". A noter que Hölderlin utilise toujours le nom commun : 'le dieu'.

Questions-réponses :

Q : Preuves ontologiques de l’existence de dieu?

Ce qu’on appelle la théologie, depuis Aristote, s’est constituée sur un malentendu : la théologie est une science qui s’est constituée à partir de l’ontologie, à partir d’un questionnement de l’être. Pour la métaphysique d’Aristote, il s’agit de constituer la science théorétique la plus élevée, la science qui arriverait à résoudre la question de l’être, à essayer de définir l’être de tous les étants, or au moment (dans le livre gamma) où Aristote veut constituer cette science de l’être en tant qu’être, il glisse imperceptiblement vers la théologie (il répond à la question ‘qu’est-ce que l’étant le plus élevé’). Au lieu de constituer une ontologie, il va constituer une théologie. Donc à partir du livre gamma, il ne sera plus question que de la science de l’être le plus élevé, et tout le discours philosophique sur dieu va être déterminé par ce glissement. Dieu va être pensé constamment dans le discours philosophique à partir de la question de l’être, il va être une sorte de réponse à la question de l’être où il va être le nom servant à boucher l’impossibilité de répondre à la question de l’être. Que ce soit par exemple chez Saint Anselme ou Kant, le discours philosophique sur dieu est toujours déterminé par la question de l'être. C’est une position philosophiquement incontournable. L’histoire de la philosophie, d’Aristote à Nietzsche, est déterminée par cette appartenance de la question du divin à la question de l’être. On ne peut donc pas la gommer.
Des gens comme Lévinas essayent de déborder la question de l'être par la question de Dieu. Tout l’effort de Lévinas consiste à arracher la question de Dieu à la question de l'être, à sa dépendance bimillénaire. C'est un effort gigantesque. Est-ce qu'il a réussi ou pas, cela mériterait d'être discuté. Pascal fait le même essai.

Lorsque Heidegger reformule la question de l'être, par rapport à Aristote, sans présupposer le divin, il le fait dans 'être et temps'. Dans 'être et temps', lorsqu'il essaye de faire ce geste, il veut constituer ce qu'il appelle une ontologie fondamentale, science qui n'a jamais existé dans la philosophie, et que la philosophie a cherchée depuis Aristote. Geste tout à fait différent de celui de Lévinas.
A ce moment là, pour Heidegger en 1927, la question de dieu ne se pose pas. Il considère dieu comme l’étant le plus élevé. Il veut sortir de la confusion de l’étant et de l’être, en posant radicalement la question de l’être, de façon à ce que cette question ne soit plus recouverte par la question du divin. C’est le contraire du geste de Lévinas, le geste de Heidegger consistant à arracher la question de l’être de la question du divin.
Heidegger s’intéressera ensuite à la question du divin à partir de sa lecture de Hölderlin, dans ses conférences en 1936, sans doute pour sortir de son engagement politique dans le nazisme.

Ces définitions ne faisaient pas partie du cours, elles n'engagent donc pas le professeur :

Ontologie : Mot forgé à la fin du XVIIe s., utilisé par l’école leibnizio-wolffienne pour désigner la science de l’être en tant qu’être (antérieurement appelée métaphysique ou philosophie première). / Étude de l’essence des choses (cause, quiddité, substance), au-delà de leur manifestation et de leurs attributs. Pour Kant, l’ontologie est une «simple analytique de l’entendement pur», l’approche critique de ses concepts et de ses principes. Husserl, puis Heidegger donnent un sens positif à l’ontologie qui est pour eux question de l’être et non science de l’être. Retour au texte.

Théorétique : Dans la classification aristotélicienne, se dit des sciences qui ont pour objet la connaissance, soit les mathématiques, la physique et la théologie, par opposition aux sciences pratiques. Pour la pensée moderne, synonyme de méthodologique ou de réflexif.
Retour au texte.

Q : Quel est le discours philosophique le plus excessif : celui sur l’être ou celui sur dieu?

Faut-il donner raison à Lévinas ou à Heidegger? Dieu occulte-t-il l’être ou l’inverse? Pas de rencontre possible entre ces 2 positions. Sauf à penser que Lévinas a découvert la question du divin à travers Heidegger.

Reprise :
Hölderlin insistera toujours sur ce paradoxe : pour tout objet désiré, c’est la proximité qui rend l’objet inaccessible (que cet objet soit un homme, une femme ou un dieu). Que ce soit dans la pensée, le sentiment ou la foi, c’est dans l’expérience de la proximité que nous faisons l’expérience de l’éloignement, de la difficulté de saisir, de comprendre (begreifen = comprendre, saisir, concevoir) . Si on applique cette idée à dieu, cela a le mérite d’éviter de penser dieu comme un être éloigné géographiquement, spacialement, à l’écart du monde humain. On pourrait espérer s’en approcher.

L’expérience de l’éloignement que nous faisons dans la proximité même, est plus radicale car elle ne permet plus d’espérer un rapprochement. Il ne reste qu’à endurer la séparation, qu'à maintenir l’altérité d’une manière fidèle. Je dirais qu'il en est de même pour tous les objets de désir et d’amour. Lorsqu’on vit dans la proximité d’un être (dieu ou un autre), on ne peut plus croire au rapprochement, ni le chercher, ni croire en la fusion mais on doit affirmer - à moins d'être totalement aveugle - sans cesse l’éloignement. C'est au fond le seul intérêt de vivre dans la proximité d'un 'être', ou de vivre avec.

La difficulté se creuse lorsqu’on commence à articuler les 2 objets limites de la philosophie que sont: dieu et l’art. L’articulation est d’autant plus facile à établir que de tout temps, l’art à été envisagé comme le moyen incontournable de donner une forme visible à la chose invisible qu’est le dieu ; ce que ni la foi religieuse, ni le discours philosophique, ni la science ne peuvent faire. L’art égyptien, l’art grec ou chrétien sont là pour témoigner du lien indissoluble de l’art et du divin. L’art et le divin ont besoin l’un de l’autre pour survivre malgré leur éloignement.

Pourquoi l'art a-t-il besoin du divin? Parce que le sensible - ou le visible - a besoin d’un invisible pour que son contenu soit digne de son travail formel, de sa mise en œuvre formelle. L’art peut rendre visible des choses déjà visibles (la nature...), mais c’est plus intéressant pour l’art de s’affronter à l’invisible, de rendre visible ce qui sans l’art, n’accéderait jamais à la visibilité.

Inversement, le divin a besoin de l’art pour se manifester, pour apparaître dans une forme visible.

Donne une forme visible

Donne un contenu invisible

Ce rapport réciproque signifie que la vie du divin est un facteur d'épanouissement pour l'art, et inversement. On aurait pu donner à ce chapitre le titre : La vie de dieu et l’épanouissement de l’art. On comprend du coup que si l’un vient à manquer, l’autre vient aussi à manquer, inexorablement. La mort de dieu signifie immédiatement la fin de l’art, car l’art va perdre son contenu le plus digne. Depuis que le divin s’est effacé de notre horizon, l’art est obligé – depuis plus d’un siècle - de s’intéresser et de faire apparaître des objets qui sont déjà visibles et qu’il a toujours jugé indigne (par exemple une asperge, une paire de chaussure). L’art a encore la possibilité de se rendre visible lui-même, de rendre visible l’opération qui consiste à rendre visible. L'art se prendrait lui-même comme objet. C'est une possibilité qui se multiplie dans l'art moderne et contemporain. Ce qui ne veut pas dire que cela n'existait pas avant.

La fin de l’art signifie en même temps pour le divin l’impossibilité de se manifester, de se montrer, d'apparaître. Or si le divin ne se montre pas, ne fait plus signe, cela veut dire qu'il ne signifie plus rien pour nous, qu'il a déserté notre monde ou du moins qu’il y a une scission entre le monde de dieu et le monde de l’homme qui sont devenus totalement étrangers. Comment alors le prier, dire ‘mon dieu’, si rien de lui ne fait signe, s’il n’y a plus de signe visible du divin. Cela montre que les deux manques s’entretiennent parfaitement, comme le suggère le titre du cours de cette année: "La mort de dieu ET la fin de l’art". Il faut entendre le 'ET' non pas comme une simple juxtaposition mais comme le creusement d’un manque par l’autre. Et la philosophie je crois, a pour tâche d’être fidèle à ce double manque, d’être une philosophie du manque et surtout pas une philosophie de la restauration, du recours (ce qui semble pourtant à la mode aujourd’hui, sans citer de nom) car elle serait un prétexte pour ne pas affronter le manque.

Q : L’art est–il le seul signe visible du divin?

En effet, la philosophie n’a jamais pensé d’autre signe sensible (visible) du divin que l’art, parce que les signes sensibles sont par définition les signes esthétiques.
Il y aurait bien le miracle, comme signe visible du divin, mais le miracle est-il un signe digne de dieu, ou n'est-ce pas une simple superstition irrationnelle?

Pour la religion grecque - privilégiée par les philosophes de l’art - l’art est la seule manifestation possible du divin, à travers le texte poétique ou la sculpture. Cela fonctionne un peu de la même manière dans la religion chrétienne. Ce qui n’est pas le cas dans d’autres religions, qui sont des religions du sublime et non pas de la beauté, et dans lesquelles est posé l’interdit de la représentation artistique ou sensible du dieu.

Q : Est-ce que les religions monothéistes, fondées sur le livre et la révélation, ont besoin de l’art?

Après les textes fondateurs de la religion, donc après que le divin soit apparu la première fois, il faut qu’il se manifeste encore, pour qu’on y adhère à nouveau, et l’art a été pour le divin la possibilité de se manifester continuellement.

Trois remarques pour terminer :

  1. Les 4 tâches de la philosophie sont toujours actuelles et concernent bien la philosophie qui essaye d’affronter le double manque du divin et de l’art. Mais il faut noter que le chemin privilégié est évidemment le dernier, celui où le but manque, qui ne mène nul part.
  2. L’articulation de l’art et du divin n’a jamais voulu dire que le divin se manifestait pleinement dans l'œuvre d'art. Il ne faudrait pas croire que l’art a été (du temps de sa splendeur) une manifestation qui épuise le divin, qui le rend totalement visible. Au contraire, l’art, en donnant à voir le divin, permet justement de souligner son invisibilité. Hölderlin écrit : " N’en est que plus invisible ce qui se délègue en une chose étrangère ". Cela veut dire que l’art n’est pas le divin lui-même, mais en tant que production humaine, il est radicalement étranger au divin, le représentant, le médiateur, ce en quoi le divin se représente comme visible, se délègue; Mais ce en quoi le divin se délègue est totalement étranger au divin. Le sensible, qui manifeste le divin, ne fait que souligner l'étrangeté, l'altérité et l'invisibilité du divin. Au moment même où l'art essaye de représenter le divin par du sensible, il en souligne nécessairement son étrangeté. Le divin est étranger au geste artistique.
  3. Pour rentrer dans le rapport complexe entre mort de dieu et fin de l’art, c’est dans la philosophie de Hegel que le lien de la philosophie entre dieu et l’art est le plus manifeste. Là que se joue explicitement la double scène du manque : la mort de dieu et la fin de l’art..

FIN


ACCUEIL A. Fonder le savoir.

B. Constituer une mémoire.

C. Instituer un écart, une distance.

D. Ouvrir des chemins.

Conclusion (cette page)