CONCLUSION. Tous les objets de la
philosophie répondent aux 4 tâches
citées dans les cours précédents (fonder
le savoir, constituer une mémoire,
instituer un écart, ouvrir des chemins)
et parmi ces objets, notamment :
- Le vrai à objet du savoir
théorique la theoria.
- Le bien à objet de la pratique,
de laction la praxis.
- Le beau à objet du faire, du
produire - la poesis.
Mais la philosophie ne
répond pas à ses 4 tâches de la même
manière pour chaque objet.
Exemple n°1 : lart.
Pour le beau, il est
plus difficile de fonder un savoir que
pour le vrai. Inversement, pour le beau,
lécart par rapport à la vérité
se présente presque de lui-même. Cest
pour cela que le beau et lart (qui
a pour finalité le beau) ont été
depuis lorigine de la philosophie,
ce qui échappe à la philosophie
donc ce quelle craint - et qui en
même temps lont toujours fasciné.
Le beau et lart sont pour la
philosophie le lieu où elle expérimente
de la manière la plus abyssale lécart
par rapport à la vérité et limpossibilité
dassurer une fondation ferme du
savoir.
Exemple n°2 : le divin.
Il en est de même pour
lobjet le plus élevé de la theria.
Pour la theria, il y a 3 objets :
- La nature :
la physique.
- Le nombre, la
figure, les êtres abstraits :
les mathématiques.
- Et enfin dieu, lobjet
de la théologie (la science du
divin).
Le divin a toujours
été pour la philosophie, depuis Platon
et Aristote, lobjet le plus élevé.
Comme pour le beau, cet objet échappe au
savoir philosophique. Pour cet objet, lécart
par rapport à la vérité devient aussi
abyssal. La philosophie est peut-être
confrontée aussi à une impossibilité
par rapport au divin. Cela est tellement
vrai que lon a souvent contesté le
droit à la philosophie de connaître
dieu, de constituer un savoir du divin,
la théologie, au nom de la religion. On
la contesté parce quon a
pensé quil fallait ranger dieu du
coté de la foi, un sentiment intime, et
non du coté du savoir, du discours.
La querelle de lathéisme
en Allemagne à la fin du 18ème
siècle à laquelle ont participé tous
les grands philosophes (Kant, Schellig,
Hegel...), les a conduit à poser la
question suivante : est-ce quon
peut faire de dieu lobjet
privilégié du savoir philosophique ou
est-ce quil doit rester un objet de
la croyance religieuse? Ou encore :
lorsque dieu devient un objet du savoir
philosophique, cela ne signifie-t-il pas
la mort de la foi religieuse, la mort de
dieu, lathéisme? De telle sorte quon
aurait une opposition tranchée entre d'un
coté, le discours de la philosophie sur
le divin et de l'autre coté, le
sentiment religieux; entre le dieu des
philosophes, des métaphysiciens, et ce
que Pascal appelle le dieu dAbraham,
dIsaac et de Jacob.
De cette analyse, on
peut conclure que le beau et dieu, lart
et le divin, sont les objets les plus
redoutables pour la philosophie, et en
même temps les plus désirables, pour
deux raisons diamétralement
opposées:
- A travers lart,
la philosophie fait lépreuve
de la sensibilité, cest-à-dire
de ce qui se situe en deçà de
la spiritualité, en deçà de lidée.
Autrement dit, elle fait lépreuve
de ce quelle cherche à
quitter. Lart est pour la
philosophie le rappel de la
sensibilité, le rappel du fait
que le monde sensible est premier
et quon ne peut peut-être
jamais le quitter. Du coup, on
comprend lambivalence du
discours philosophique à propos
de lart. La philosophie
hésitera entre deux stratégies :
- Lexclusion (inaugurée
par Platon). Lart est exclu
parce quil faut exclure le
sensible, s'élever par rapport
à lui..
- Lintégration
de lart au discours
philosophique en introduisant
massivement dans l'art de la
spiritualité, de lidéalité
jusquà en faire, notamment
chez les romantiques, le degré
le plus élevé de la
spiritualité, et a effacer
presque totalement l'aspect
strictement sensible de l'art.
Stratégie plus efficace, plus
intelligente, qui domine le
discours sur l'art depuis la
renaissance. On peut se demander
si cette stratégie ne conduira
pas à la fin de lart.
- Dieu
désigne ce quil y a de
plus élevé, linaccessible,
linnommable, qui dépasse,
transcende tous les savoirs, tous
les discours, tous les nombres. A
travers le nom de dieu, la
philosophie fait lexpérience
dun excès de savoir. Le
divin échappe à la philosophie,
mais par le haut, même lorsquelle
pratique le chemin ascensionnel (St
Augustin, Platon). En ce sens, on
peut dire que dieu est lAutre
de la philosophie, c'est laltérité
qui interdit au discours
philosophique de se clore sur lui-même.
Cet excès revient à poser le
divin non seulement au-dessus des
êtres (naturels ou humains), des
étants, mais au-dessus de lêtre
lui-même. On peut penser à une
phrase d'un théologien : " Il
(dieu) est au-dessus de tout ce
qui est et au-dessus de lêtre
même", ou à la
célèbre phrase plus sobre de
Lévinas : " Entendre
un dieu non contaminé par lêtre ".
Ces positions
consistent à prendre une revanche sur le
discours philosophique. Dire que dieu est
au-delà de lêtre (comme le font
la plupart des théologiens du Moyen Age)
ou dire que dieu ne doit pas être
contaminé par l'être, comme le fait
Lévinas, revient à dire à la
philosophie que son approche du divin est
vaine, parce que la philosophie a
toujours accédé au divin par la
question de l'être. La philosophie a
toujours considéré le divin comme l'être
suprême. Ces positions reviennent à
poser un autre accès au divin que celui
du discours philosophique, entendu que ce
discours est ce qui risque sans cesse de
tuer dieu, de mettre à mort la
transcendance du divin.
Le beau et le divin
sont donc les objets philosophiques les
plus redoutables et les plus désirables,
les plus difficiles. Ce que résume
Hölderlin dans Patmos, rare
poème consacré au christianisme :
" Proche et difficile à
saisir, le dieu". A noter que
Hölderlin utilise toujours le nom commun :
'le dieu'.
Questions-réponses :
Q : Preuves ontologiques de lexistence
de dieu?
Ce quon appelle
la théologie, depuis Aristote, sest
constituée sur un malentendu : la
théologie est une science qui sest
constituée à partir de lontologie, à partir dun
questionnement de lêtre. Pour la
métaphysique dAristote, il sagit
de constituer la science théorétique la plus élevée, la science
qui arriverait à résoudre la question
de lêtre, à essayer de définir lêtre
de tous les étants, or au moment (dans
le livre gamma) où Aristote veut
constituer cette science de lêtre
en tant quêtre, il glisse
imperceptiblement vers la théologie (il
répond à la question quest-ce
que létant le plus élevé).
Au lieu de constituer une ontologie, il
va constituer une théologie. Donc à
partir du livre gamma, il ne sera plus
question que de la science de lêtre
le plus élevé, et tout le discours
philosophique sur dieu va être
déterminé par ce glissement. Dieu va
être pensé constamment dans le discours
philosophique à partir de la question de
lêtre, il va être une sorte de
réponse à la question de lêtre
où il va être le nom servant à boucher
limpossibilité de répondre à la
question de lêtre. Que ce soit par
exemple chez Saint Anselme ou Kant, le
discours philosophique sur dieu est
toujours déterminé par la question de l'être.
Cest une position philosophiquement
incontournable. Lhistoire de la
philosophie, dAristote à Nietzsche,
est déterminée par cette appartenance
de la question du divin à la question de
lêtre. On ne peut donc pas la
gommer.
Des gens comme Lévinas essayent de
déborder la question de l'être par la
question de Dieu. Tout leffort de
Lévinas consiste à arracher la question
de Dieu à la question de l'être, à sa
dépendance bimillénaire. C'est un
effort gigantesque. Est-ce qu'il a
réussi ou pas, cela mériterait d'être
discuté. Pascal fait le même essai.
Lorsque Heidegger
reformule la question de l'être, par
rapport à Aristote, sans présupposer le
divin, il le fait dans 'être et temps'.
Dans 'être et temps', lorsqu'il essaye
de faire ce geste, il veut constituer ce
qu'il appelle une ontologie fondamentale,
science qui n'a jamais existé dans la
philosophie, et que la philosophie a
cherchée depuis Aristote. Geste tout à
fait différent de celui de Lévinas.
A ce moment là, pour Heidegger en 1927,
la question de dieu ne se pose pas. Il
considère dieu comme létant le
plus élevé. Il veut sortir de la
confusion de létant et de lêtre,
en posant radicalement la question de lêtre,
de façon à ce que cette question ne
soit plus recouverte par la question du
divin. Cest le contraire du geste
de Lévinas, le geste de Heidegger
consistant à arracher la question de lêtre
de la question du divin.
Heidegger sintéressera ensuite à
la question du divin à partir de sa
lecture de Hölderlin, dans ses
conférences en 1936, sans doute pour
sortir de son engagement politique dans
le nazisme.
Ces
définitions ne faisaient pas partie du
cours, elles n'engagent donc pas le
professeur :
Ontologie : Mot
forgé à la fin du XVIIe s., utilisé
par lécole leibnizio-wolffienne
pour désigner la science de lêtre
en tant quêtre (antérieurement
appelée métaphysique ou philosophie
première). / Étude de lessence
des choses (cause, quiddité, substance),
au-delà de leur manifestation et de
leurs attributs. Pour Kant, lontologie
est une «simple analytique de lentendement
pur», lapproche critique de ses
concepts et de ses principes. Husserl,
puis Heidegger donnent un sens positif à
lontologie qui est pour eux
question de lêtre et non science
de lêtre. Retour au texte.
Théorétique : Dans la
classification aristotélicienne, se dit
des sciences qui ont pour objet la
connaissance, soit les mathématiques, la
physique et la théologie, par opposition
aux sciences pratiques. Pour la pensée
moderne, synonyme de méthodologique ou
de réflexif. Retour au texte.
Q : Quel est le discours
philosophique le plus excessif :
celui sur lêtre ou celui sur dieu?
Faut-il donner raison
à Lévinas ou à Heidegger? Dieu occulte-t-il
lêtre ou linverse? Pas de
rencontre possible entre ces 2 positions.
Sauf à penser que Lévinas a découvert
la question du divin à travers Heidegger.
Reprise :
Hölderlin
insistera toujours sur ce paradoxe :
pour tout objet désiré, cest la
proximité qui rend lobjet
inaccessible (que cet objet soit un homme,
une femme ou un dieu). Que ce soit dans
la pensée, le sentiment ou la foi, cest
dans lexpérience de la proximité
que nous faisons lexpérience de léloignement,
de la difficulté de saisir, de
comprendre (begreifen = comprendre,
saisir, concevoir) . Si on applique cette
idée à dieu, cela a le mérite déviter
de penser dieu comme un être éloigné
géographiquement, spacialement, à lécart
du monde humain. On pourrait espérer sen
approcher.
Lexpérience de léloignement
que nous faisons dans la proximité même,
est plus radicale car elle ne permet plus
despérer un rapprochement. Il ne
reste quà endurer la séparation,
qu'à maintenir laltérité dune
manière fidèle. Je dirais qu'il en est
de même pour tous les objets de désir
et damour. Lorsquon vit dans
la proximité dun être (dieu ou un
autre), on ne peut plus croire au
rapprochement, ni le chercher, ni croire
en la fusion mais on doit affirmer - à
moins d'être totalement aveugle - sans
cesse léloignement. C'est au fond
le seul intérêt de vivre dans la
proximité d'un 'être', ou de vivre avec.
La difficulté se
creuse lorsquon commence à
articuler les 2 objets limites de la
philosophie que sont: dieu et lart.
Larticulation est dautant
plus facile à établir que de tout temps,
lart à été envisagé comme le
moyen incontournable de donner une forme
visible à la chose invisible quest
le dieu ; ce que ni la foi
religieuse, ni le discours philosophique,
ni la science ne peuvent faire. Lart
égyptien, lart grec ou chrétien
sont là pour témoigner du lien
indissoluble de lart et du divin. Lart
et le divin ont besoin lun de lautre
pour survivre malgré leur éloignement.
Pourquoi l'art a-t-il
besoin du divin? Parce que le sensible -
ou le visible - a besoin dun
invisible pour que son contenu soit digne
de son travail formel, de sa mise en
uvre formelle. Lart peut
rendre visible des choses déjà visibles
(la nature...), mais cest plus
intéressant pour lart de saffronter
à linvisible, de rendre visible ce
qui sans lart, naccéderait
jamais à la visibilité.
Inversement, le divin a
besoin de lart pour se manifester,
pour apparaître dans une forme visible.
Donne une forme visible
Donne un contenu invisible
Ce rapport réciproque
signifie que la vie du divin est un
facteur d'épanouissement pour l'art, et
inversement. On aurait pu donner à ce
chapitre le titre : La vie de dieu
et lépanouissement de lart.
On comprend du coup que si lun
vient à manquer, lautre vient
aussi à manquer, inexorablement. La mort
de dieu signifie immédiatement la fin de
lart, car lart va perdre son
contenu le plus digne. Depuis que le
divin sest effacé de notre horizon,
lart est obligé depuis plus
dun siècle - de sintéresser
et de faire apparaître des objets qui
sont déjà visibles et quil a
toujours jugé indigne (par exemple une
asperge, une paire de chaussure). Lart
a encore la possibilité de se rendre
visible lui-même, de rendre visible lopération
qui consiste à rendre visible. L'art se
prendrait lui-même comme objet. C'est
une possibilité qui se multiplie dans l'art
moderne et contemporain. Ce qui ne veut
pas dire que cela n'existait pas avant.
La fin de lart
signifie en même temps pour le divin limpossibilité
de se manifester, de se montrer, d'apparaître.
Or si le divin ne se montre pas, ne fait
plus signe, cela veut dire qu'il ne
signifie plus rien pour nous, qu'il a
déserté notre monde ou du moins quil
y a une scission entre le monde de dieu
et le monde de lhomme qui sont
devenus totalement étrangers. Comment
alors le prier, dire mon dieu,
si rien de lui ne fait signe, sil ny
a plus de signe visible du divin. Cela
montre que les deux manques sentretiennent
parfaitement, comme le suggère le titre
du cours de cette année: "La mort
de dieu ET la fin de lart". Il
faut entendre le 'ET' non pas comme une
simple juxtaposition mais comme le
creusement dun manque par lautre.
Et la philosophie je crois, a pour tâche
dêtre fidèle à ce double manque,
dêtre une philosophie du manque et
surtout pas une philosophie de la
restauration, du recours (ce qui semble
pourtant à la mode aujourdhui,
sans citer de nom) car elle serait un
prétexte pour ne pas affronter le manque.
Q : Lart estil le
seul signe visible du divin?
En effet, la
philosophie na jamais pensé dautre
signe sensible (visible) du divin que lart,
parce que les signes sensibles sont par
définition les signes esthétiques.
Il y aurait bien le miracle, comme signe
visible du divin, mais le miracle est-il
un signe digne de dieu, ou n'est-ce pas
une simple superstition irrationnelle?
Pour la religion
grecque - privilégiée par les
philosophes de lart - lart
est la seule manifestation possible du
divin, à travers le texte poétique ou
la sculpture. Cela fonctionne un peu de
la même manière dans la religion
chrétienne. Ce qui nest pas le cas
dans dautres religions, qui sont
des religions du sublime et non pas de la
beauté, et dans lesquelles est posé linterdit
de la représentation artistique ou
sensible du dieu.
Q : Est-ce que les religions
monothéistes, fondées sur le livre et
la révélation, ont besoin de lart?
Après les textes
fondateurs de la religion, donc après
que le divin soit apparu la première
fois, il faut quil se manifeste
encore, pour quon y adhère à
nouveau, et lart a été pour le
divin la possibilité de se manifester continuellement.
Trois remarques pour
terminer :
- Les 4 tâches de
la philosophie sont toujours
actuelles et concernent bien la
philosophie qui essaye daffronter
le double manque du divin et de lart.
Mais il faut noter que le chemin
privilégié est évidemment le
dernier, celui où le but manque,
qui ne mène nul part.
- Larticulation
de lart et du divin na
jamais voulu dire que le divin se
manifestait pleinement dans l'uvre
d'art. Il ne faudrait pas croire
que lart a été (du temps
de sa splendeur) une
manifestation qui épuise le
divin, qui le rend totalement
visible. Au contraire, lart,
en donnant à voir le divin,
permet justement de souligner son
invisibilité. Hölderlin écrit : " Nen
est que plus invisible ce qui se
délègue en une chose
étrangère ". Cela
veut dire que lart nest
pas le divin lui-même, mais en
tant que production humaine, il
est radicalement étranger au
divin, le représentant, le
médiateur, ce en quoi le divin
se représente comme visible, se
délègue; Mais ce en quoi le
divin se délègue est totalement
étranger au divin. Le sensible,
qui manifeste le divin, ne fait
que souligner l'étrangeté, l'altérité
et l'invisibilité du divin. Au
moment même où l'art essaye de
représenter le divin par du
sensible, il en souligne
nécessairement son étrangeté.
Le divin est étranger au geste
artistique.
- Pour rentrer dans
le rapport complexe entre mort de
dieu et fin de lart, cest
dans la philosophie de Hegel que
le lien de la philosophie entre
dieu et lart est le plus
manifeste. Là que se joue
explicitement la double scène du
manque : la mort de dieu et
la fin de lart..
FIN
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